— Ça, c’est bien l’genre d’accroires que je m’attends à lui voir faire. Alors, t’as entendu causer d’moi avant d’monter par icitte, c’est ça ? Eh ben, j’espère que tu crois pas toutes ces inventions.
— Oh non, personne ne croit l’assassin-blanc Harrison.
— Bonne chose.
— Personne ne croit aucun homme blanc. Tous mentent.
— Hé là, pas moi, t’entends ? Pas moi. Harrison, il veut tellement devenir gouverneur qu’il est prêt à dire toutes les menteries possibles pour prendre le pouvoir et l’garder.
— Il dit que tu veux aussi être gouverneur. »
Armure marqua un silence. Regarda la carte.
Regarda la porte de la cuisine, où sa femme faisait la vaisselle. « Ben, m’est avis qu’il a pas menti là-d’sus. Mais l’idée que j’ai d’la fonction de gouverneur et la sienne, ça fait deux. J’veux être gouverneur pour que les hommes rouges et les hommes blancs vivent icitte ensemble et en paix, qu’ils cultivent la terre côte à côte, qu’ils apprennent dans les mêmes écoles, et qu’un jour on voye plus de différence entre Rouges et Blancs. Mais Harrison, lui, il veut se débarrasser complètement de l’homme rouge. »
Si l’homme rouge devient comme l’homme blanc, alors il ne sera plus rouge. Méthode Harrison ou méthode Armure, le résultat est le même : plus d’hommes rouges. Voilà ce que pensa Lolla-Wossiky, mais il s’abstint de le dire. Il savait que s’il était très mauvais de rendre blancs tous les hommes rouges, c’était encore pire de tous les tuer avec de l’alcool comme le préméditait Harrison, ou de les tuer et de les chasser de leurs terres comme le proposait Jackson. Harrison était un homme très mauvais. Armure voulait être un homme bon, mais il ne savait pas comment s’y prendre. Lolla-Wossiky s’en rendait compte, alors il n’engagea pas la discussion avec Armure-de-Dieu.
Lequel continuait de lui commenter la carte.
« Icitte, en bas, t’as Fort Carthage, c’est un carré parce que c’est une ville. Pour nous autres aussi, j’ai mis un carré, quand bien même on n’est pas encore une vraie ville. On l’appelle Vigor Church, rapport à cette église qu’on bâtit.
— “Church” pour l’église. Pourquoi Vigor ?
— Oh, à cause des premiers colons qui se sont établis, les ceusses qu’ont ouvert le chemin et construit les ponts, la famille Miller. Ils restent là-haut derrière l’église, plus loin sus la route. Ma femme, c’est leur fille aînée, par le fait. Ils ont appelé l’endroit Vigor rapport au fils aîné qui portait ce nom-là. Il s’est noyé dans la rivière Hatrack, tout là-bas près du Suskwahenny, quand ils s’en venaient par icitte. Alors ils ont donné son nom au pays.
— Ta femme, très jolie », dit Lolla-Wossiky.
Il fallut plusieurs secondes à Armure pour réagir à cette remarque, tellement il paraissait surpris. Et dans la boutique à l’arrière, où ils avaient mangé, sa femme Aliénor devait écouter, car elle apparut soudain dans l’encadrement de la porte.
« Personne m’a jamais dit que j’étais jolie », fit-elle avec douceur.
Lolla-Wossiky était déconcerté. La plupart des femmes blanches avaient le visage étroit, sans pommettes, le teint maladif. Aliénor avait le teint plus sombre, le visage large, de hautes pommettes.
« Moi j’te trouve jolie, dit Armure. C’est vrai. »
Lolla-Wossiky ne le croyait pas, et Aliénor non plus, pourtant elle sourit et disparut de la porte. Armure ne l’avait jamais trouvée jolie, c’était évident. Et au bout d’un moment, Lolla-Wossiky comprit pourquoi. Elle était jolie comme une femme rouge. Alors, bien entendu, les hommes blancs, qui ne savaient jamais voir, prenaient sa beauté pour de la laideur.
Ce qui voulait aussi dire qu’Armure-de-Dieu avait épousé une femme qu’il trouvait laide. Mais il ne criait jamais après elle et ne la battait pas non plus, comme le faisait l’homme rouge marié à une squaw laide. Ça, c’était une bonne chose, conclut Lolla-Wossiky.
« Toi très heureux, dit Lolla-Wossiky.
— C’est par rapport qu’on est chrétiens, dit Armure-de-Dieu. Toi aussi, tu serais heureux si t’étais chrétien.
— Moi, je ne serai jamais heureux », fit Lolla-Wossiky. Il voulait dire : « Tant que je n’entendrai plus le silence vert, tant que le bruit noir ne sera pas parti. » Mais inutile d’expliquer ça à un homme blanc ; ils ignoraient que la moitié des choses qui se passaient dans le monde leur restait complètement invisible.
« Si, tu le seras », lança Thrower. Il entra dans la pièce à grands pas, débordant d’énergie, prêt à reprendre l’assaut contre ce païen. « Accepte Jésus-Christ comme ton sauveur, et tu connaîtras le vrai bonheur. »
Ah, voilà une promesse qui méritait considération. Voilà une bonne raison de parler de ce Jésus-Christ. Peut-être que Jésus-Christ était le totem de Lolla-Wossiky. Peut-être qu’il chasserait le bruit noir et qu’il rendrait Lolla-Wossiky à nouveau heureux, comme avant que l’assassin-blanc Harrison fasse éclater le monde en crachant le bruit noir de son fusil.
« Jésus-Christ me réveiller ? demanda Lolla-Wossiky.
— Il a dit : “Venez, suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs”, répondit Thrower.
— Lui me réveiller ? Me rendre heureux ?
— La joie éternelle, dans le giron du Père Céleste », dit Thrower.
Rien de tout ça n’avait de sens, mais Lolla-Wossiky décida quand même de tenter sa chance, dans l’espoir de se réveiller, et alors il comprendrait de quoi parlait Thrower. Le révérend rendait le bruit noir plus fort, mais peut-être avait-il aussi le remède pour le faire taire.
Cette nuit-là, Lolla-Wossiky dormit donc dehors dans les bois ; au matin, il but ses quatre gorgées de whisky et monta en titubant jusqu’à l’église. Thrower fut contrarié de le voir ivre, et Armure insista une fois de plus pour savoir qui lui avait donné de l’alcool. Comme tous les autres hommes qui participaient à la construction de l’église s’étaient attroupés, Armure fit un discours, ponctué de menaces en pagaïe. « Si j’trouve çui-là qui soûle les Rouges, j’vous jure que j’y flanque le feu à sa maison et que je l’expédie vivre chez Harrison, là-bas sus l’Hio. Par chez nous autres, on est des chrétiens. J’peux p’t-être pas vous empêcher d’mettre des charmes sus vos maisons, d’jeter des sorts et d’faire des conjurations – c’qui montre le peu d’foi que vous avez dans not’ Seigneur – mais j’peux sûrement vous empêcher d’empoisonner les genses que l’Seigneur a jugé bon de mettre sus c’te terre. Vous avez compris ? »
Tous les hommes blancs hochèrent la tête et dirent « oui », « pour sûr » et « m’est avis ».
« Personne d’ici m’a donné du whisky, dit Lolla-Wossiky.
— P’t-être qu’il l’a apporté avec lui dans une tasse ! lança l’un des hommes.
— P’t-être qu’il a un alambic dans les bois ! » fit un autre.
Ils éclatèrent tous de rire.
« Un peu de respect, je vous prie, dit Thrower. Ce païen accepte le Seigneur Jésus-Christ. Il va recevoir l’eau du baptême comme l’a lui-même reçue Jésus. Qu’on y voie le premier pas d’une grande action missionnaire parmi les hommes rouges de la forêt américaine !
— Amen », murmurèrent les autres.
L’eau était froide, et c’est à peu près tout ce qu’en retint Lolla-Wossiky, sauf que lorsque Thrower l’aspergea, le bruit noir devint plus fort. Jésus-Christ ne se montra pas, ce n’était donc pas lui le totem, tout compte fait. Lolla-Wossiky fut déçu.
Mais pas le révérend Thrower. C’était ce qu’il y avait d’étrange chez les hommes blancs. Ils ne semblaient pas se rendre compte de ce qui se passait autour d’eux. Thrower donnait un baptême sans le moindre effet bénéfique, et le voilà parti à se pavaner pour le reste de la journée comme s’il venait de faire entrer un bison dans un village affamé en plein cœur de l’hiver.