Armure-de-Dieu se montrait tout aussi aveugle. À midi, quand Aliénor monta le déjeuner aux ouvriers, on permit à Lolla-Wossiky de manger avec eux. « On va pas renvoyer un chrétien, pas vrai ? » dit l’un. Mais aucun n’était enchanté à l’idée de s’asseoir auprès de lui, probablement parce qu’il puait l’alcool et la sueur et qu’il titubait en marchant. Finalement, Armure-de-Dieu s’installa en sa compagnie à l’écart du reste des hommes, et ils parlèrent de choses et d’autres.
Jusqu’à ce que Lolla-Wossiky lui demande : « Jésus-Christ, il aime pas les charmes ?
— C’est vrai. C’est à Lui qu’il faut s’adresser ; toutes ces supplications et je n’sais quoi, c’est du blasphème. »
Lolla-Wossiky hocha la tête avec gravité. « Charme peint, pas bon. La peinture, jamais vivante.
— Peint, taillé, du pareil au même.
— Charme en bois, un peu plus fort. L’arbre était vivant.
— Ça m’fait ni chaud ni froid, peints ou en bois, y aura pas d’charmes chez moi. Attireurs, repousseurs, écarteurs, conjureurs, j’veux pas d’ça. Un bon chrétien se fie à la prière, v’là tout. Le Seigneur est mon berger, je manquerai de rien. »
Lolla-Wossiky sut alors qu’Armure-de-Dieu était aussi aveugle que Thrower. Parce qu’il n’avait jamais vu de maison autant bardée de charmes que la sienne. C’était en partie la raison pour laquelle Armure avait impressionné Lolla-Wossiky ; sa maison était réellement bien protégée, parce qu’il s’y entendait assez pour composer ses charmes à partir de choses vivantes. Arrangements de plantes vives suspendues sur la galerie, graines porteuses de vie conservées dans des pots judicieusement placés, ail, taches de jus de baies… le tout disposé avec tant d’habileté que, malgré l’alcool qu’il avait bu pour atténuer le bruit noir, Lolla-Wossiky ressentait les forces attractives et répulsives des charmes écarteurs, repousseurs et autres sortilèges.
Pourtant Armure-de-Dieu était loin de se douter que sa maison contenait le moindre sortilège. « Ma femme Aliénor, sa famille avait tout l’temps des charmes. Son jeune frère, Al junior, c’est l’drôle de six ans qui s’bagarre avec le p’tit Suédois blond, là-bas… tu l’vois ? Il connaît vraiment comment graver les charmes, à ce qu’on raconte. »
Lolla-Wossiky regarda le garçon mais ne put le voir précisément. Il voyait le petit blond avec lequel il se battait, mais le frère d’Aliénor ne lui apparaissait pas clairement, il ignorait pourquoi.
Armure continuait de parler. « Ça t’fait pas mal au ventre ? Si jeune, et déjà on l’détoume de Jésus. Aussi bien, ç’a été très dur pour Aliénor d’abandonner ces pratiques de sorcellerie. Mais elle y est arrivée. M’a fait un serment solennel, sinon on se s’rait jamais mariés. »
À cet instant, Aliénor, la jolie femme que les hommes blancs trouvaient laide, s’approchait pour reprendre le panier du déjeuner. Elle entendit les derniers mots que prononça son mari mais ne révéla par aucun signe qu’elle y attachait de l’importance. Pourtant, lorsqu’elle lui prit son bol et qu’elle le regarda dans l’œil, Lolla-Wossiky eut l’impression qu’elle lui demandait : « Tu les as vus, ces charmes ? »
Lolla-Wossiky lui sourit, de son plus grand sourire, ainsi comprendrait-elle qu’il n’avait aucune intention de le révéler à son mari.
Elle lui rendit un sourire hésitant, peu sûre d’elle. « Tas aimé c’que t’as mangé ?
— Tout trop cuit, dit Lolla-Wossiky. Le goût du sang parti. »
Les yeux de la femme s’agrandirent. Armure se borna à rire et donna une tape sur l’épaule de Lolla-Wossiky. « Eh ben, c’est ça, être civilisé. T’arrêtes de boire du sang, voilà tout. J’espère que ton baptême va t’mettre sus le bon ch’min… c’est clair que t’as été longtemps sus l’mauvais.
— Je m’demandais », fit Aliénor… Elle n’alla pas plus loin, jeta un coup d’œil vers le pagne de Lolla-Wossiky, puis regarda son mari.
« Ah oui, on a causé d’ça hier au soir. J’ai des vieux pantalons et une chemise que j’mets plus, et pis de toute façon Aliénor est après m’en faire d’autres, alors je m’suis dit, asteure que t’es baptisé, que tu devrais commencer à t’habiller comme un chrétien.
— Très chaud, aujourd’hui, dit Lolla-Wossiky.
— Oui, eh ben, les chrétiens, ils croient aux vêtements simples, Lolla-Wossiky, mais tout d’même… » Armure éclata de rire et lui redonna une tape sur l’épaule.
« J’peux apporter les vêtements c’tantôt », dit Aliénor.
Lolla-Wossiky trouvait l’idée stupide. Les hommes rouges avaient toujours l’air bête dans des vêtements d’homme blanc. Mais il ne voulait pas discuter avec eux, parce qu’ils cherchaient à être amicaux. Et peut-être que le baptême ferait effet, après tout, s’il passait des vêtements d’homme blanc. Peut-être alors que le bruit noir s’en irait.
Aussi ne répondit-il pas. Il se contenta de regarder vers le petit garçon aux cheveux blonds qui courait en rond en criant : « Alvin ! Ally ! » Lolla-Wossiky s’efforça de distinguer l’autre gamin qu’il pourchassait. Il vit un pied toucher le sol et soulever de la poussière, une main fendre l’air, mais jamais il ne vit l’enfant proprement dit. Très étrange.
Aliénor attendait qu’il réponde. Lolla-Wossiky se taisait, car il regardait à présent le jeune garçon qui n’était pas là. Armure-de-Dieu finit par dire en riant : « Apporte donc les vêtements, Aliénor. On va te l’habiller comme un chrétien, dame sûr, et p’t-être que demain il pourra donner la main à construire l’église, et s’mettre à un métier convenable. On va lui trouver une scie. »
Lolla-Wossiky n’entendit pas réellement la dernière phrase, sinon il se serait enfui dans les bois sans demander son reste. Il avait vu ce qui arrivait aux hommes rouges qui voulaient utiliser des outils d’homme blanc. De quelle façon ils se coupaient de la terre, petit à petit, à chaque fois qu’ils maniaient leur métal. Même les fusils. Un homme rouge qui veut se servir d’un fusil pour chasser, il est à moitié blanc dès la première fois qu’il appuie sur la détente ; un homme rouge ne peut employer le fusil que dans un cas : pour tuer les hommes blancs, voilà ce que disait toujours Ta-Kumsaw, et il avait raison. Mais Lolla-Wossiky n’entendit pas Armure proposer de lui donner à manier une scie, parce qu’il venait à l’instant de faire une incroyable découverte. Quand il fermait son œil valide, il distinguait le jeune garçon. Tout comme l’ours borgne dans la rivière. L’œil ouvert, il voyait l’enfant à tête jaune courir et crier, mais pas Alvin Miller junior. L’œil fermé, il ne voyait rien d’autre que le bruit noir et des traces de vert… et soudain, au beau milieu, apparaissait le jeune garçon, luisant, éclatant de lumière comme s’il avait le soleil dans sa poche de derrière, qui jouait et riait, et dont la voix résonnait comme de la musique.
Et puis il ne le vit plus du tout.
Lolla-Wossiky rouvrit son œil. Il y avait là le révérend Thrower. Armure et Aliénor étaient partis… tous les hommes avaient repris leur travail à l’église. C’était Thrower qui avait fait disparaître le jeune garçon, pas de doute. Ou peut-être que non… parce qu’à présent, avec Thrower debout à côté de lui, Lolla-Wossiky arrivait à voir Alvin de son œil valide. Comme n’importe quel autre enfant.
« Lolla-Wossiky, il me vient à l’idée qu’il te faudrait vraiment un nom chrétien. C’est la première fois que je baptise un Rouge, alors j’ai utilisé sans réfléchir votre nomenclature barbare. Tu es censé prendre un nouveau nom, un nom chrétien. Pas nécessairement celui d’un saint – nous ne sommes pas des papistes – mais quelque chose qui suggérerait ta récente adhésion au Christ. »