Lolla-Wossiky hocha la tête. Il savait qu’il lui faudrait un nouveau nom, si le baptême finissait par se révéler efficace. Une fois qu’il aurait rencontré son totem et qu’il serait rentré chez lui, il aurait un nom. Il tenta de l’expliquer à Thrower, mais le ministre blanc eut du mal à comprendre. À la longue, pourtant, il saisit que Lolla-Wossiky voulait un nouveau nom et qu’il le voulait bientôt, aussi se radoucit-il.
« À propos, pendant que nous sommes tous les deux, dit Thrower, je me demandais si je pourrais examiner ton crâne. Je travaille à l’élaboration de classements méthodiques pour la science naissante de la phrénologie. Il s’agit de la théorie selon laquelle les talents particuliers et les penchants de l’âme humaine se traduisent, voire sont causés, par des protubérances et des dépressions dans la forme du crâne. »
Lolla-Wossiky n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Thrower, il approuva donc silencieusement de la tête. Un bon moyen, habituellement, de répondre aux hommes blancs qui racontaient des absurdités, et le révérend ne faisait pas exception. En conséquence, Thrower palpa chaque pouce du crâne de Lolla-Wossiky, s’arrêtant de temps à autre pour prendre des croquis et des notes sur un bout de papier, marmonnant des « intéressant », des « ha ! » et des « tant pis pour cette théorie-là ». Quand il eut terminé, Thrower le remercia. « Vous avez grandement contribué à la cause de la science, monsieur Wossiky. Vous êtes la preuve vivante qu’un homme rouge ne possède pas nécessairement les bosses de la sauvagerie et du cannibalisme. Vous avez le lot normal de talents et de défauts commun à tous les humains. Les hommes rouges ne sont pas intrinsèquement différents des Blancs, abstraction faite d’une quelconque catégorisation aussi sommaire que facile. En vérité, tout indique que vous êtes un remarquable orateur, doté d’un sens de la religion profondément développé. Ce n’est pas un hasard que vous soyez le premier homme rouge à accepter l’Évangile dans mon ministère, ici en Amérique. Je dois dire que votre configuration phrénologique présente beaucoup de similitudes avec la mienne. Bref, mon cher chrétien tout frais baptisé, je ne serais pas surpris si vous finissiez vous-même missionnaire de l’Évangile. Vous prêcheriez aux grandes multitudes d’hommes et de femmes rouges et les amèneriez à se faire une idée du Gel. Songez à cette perspective, monsieur Wossiky. Sauf erreur, votre avenir est là. »
Lolla-Wossiky avait à peine saisi le fond du discours de Thrower. Quelque chose à propos de lui, prêcheur. Quelque chose à propos de dire l’avenir. Il essaya d’y trouver un sens, mais en vain.
À la tombée du jour, Lolla-Wossiky était en habits d’homme blanc et avait l’air d’un imbécile. L’alcool s’était dissipé et il n’avait pas eu la moindre occasion de s’éclipser dans les bois pour boire ses quatre gorgées, aussi le bruit noir devenait-il insupportable. Plus grave : il semblait que la nuit tournait à la pluie, il ne verrait donc pas de son œil valide et, à cause du bruit noir, il ne pourrait pas non plus compter sur son sens de la terre pour le guider jusqu’au baril.
En conséquence, il titubait encore davantage que lorsqu’il avait pris de l’alcool, tellement le sol se soulevait et tanguait sous ses pieds. Il tomba à la renverse en voulant se lever de table, au dîner chez Armure. Aliénor insista pour qu’il passe la nuit sous leur toit. « On va pas le laisser dormir dans les bois, tout d’même, pas quand il tombe de l’eau », fit-elle ; comme pour étayer ses dires, le tonnerre éclata et la pluie se mit à battre contre le toit et les murs. Aliénor prépara un lit par terre dans la cuisine pendant que Thrower et Armure faisaient le tour de la maison pour fermer les volets. Avec reconnaissance, Lolla-Wossiky rampa jusqu’au lit : sans même retirer ses pantalons et sa chemise raides et inconfortables, il s’y étendit, l’œil clos, essayant de supporter les élancements dans sa tête, la douleur du bruit noir, comme des coups de couteau qui lui taillaient le cerveau en tranches.
Comme d’habitude, ils le croyaient endormi.
« Il a l’air plus soûl que ce matin, dit Thrower.
— J’connais qu’il a pas bougé d’la colline, fit Armure. Il a pu trouver à boire nulle part, pas possible.
— J’ai entendu dire que lorsqu’un ivrogne s’arrête de boire, dit Thrower, il a l’air au début plus soûl que sous l’empire de l’alcool.
— J’espère que c’est ça, fit Armure.
— Je l’ai trouvé un peu déçu, au baptême, aujourd’hui, dit Thrower. Bien sûr, il est impossible de comprendre ce que ressent un sauvage, mais…
— Moi, je l’traiterais pas d’sauvage, révérend Thrower, dit Aliénor. J’crois qu’à sa manière, il est civilisé.
— Alors, autant traiter un blaireau de civilisé, dit Thrower. À sa manière, en tout cas.
— J’veux dire, fit Aliénor, la voix encore plus douce et plus soumise, mais par-là même donnant plus de poids à ses paroles, que je l’ai vu lire.
— Tourner des pages, plutôt, dit Thrower. Il ne pouvait pas être en train de lire.
— Si. Il lisait, et ses lèvres formaient les mots, dit-elle. Les écriteaux sus l’mur de la pièce de d’vant, où qu’on sert les clients. Il lisait les mots.
— C’est possible, vous savez, dit Armure. J’connais de source sûre qu’les Irrakwas, ils lisent tout aussi bien qu’les hommes blancs. J’y suis allé assez souvent chez eux autres, pour mon commerce, et j’vous garantis qu’vous avez intérêt d’les lire, les p’tites lignes de leurs contrats. Les hommes rouges peuvent apprendre à lire, l’fait est là.
— Mais celui-ci, cet ivrogne…
— Qui sait comment il est quand il a pas bu ? » fit Aliénor.
Ils passèrent dans l’autre pièce, puis sortirent, le temps pour les Weaver de raccompagner Thrower à pied jusqu’à la cabane où il logeait, avant que la pluie ne devienne si violente qu’ils soient obligés de le garder pour la nuit.
Seul dans la maison, Lolla-Wossiky tenta de mettre ses idées en ordre. Le baptême à lui seul ne l’avait pas tiré de son rêve. Pas plus que les vêtements d’homme blanc. Peut-être qu’une nuit sans alcool serait plus efficace, comme le suggérait Aliénor, mais du coup la douleur le rendit fou, et il ne put s’endormir.
N’importe comment, il savait que le totem attendait quelque part près d’ici. La lumière blanche baignait à présent tout le voisinage ; c’était dans cette ville que Lolla-Wossiky devait se réveiller. Peut-être que s’il évitait la colline de l’église aujourd’hui, peut-être que s’il allait se promener dans les bois autour de Vigor Church, le totem le trouverait.
Une chose était sûre : il ne passerait pas une autre nuit sans whisky. Pas quand il avait un baril, dehors, dans la fourche d’un arbre, qui pouvait chasser le bruit noir et lui permettre de dormir.
Lolla-Wossiky battit les bois de long en large. Il vit beaucoup d’animaux, mais tous détalèrent à son approche ; il était tellement abruti de whisky ou de bruit noir qu’il ne communiait jamais plus avec la terre, et les animaux le fuyaient comme un Blanc.
Découragé, il se mit à boire plus de quatre gorgées, même sachant qu’il épuiserait trop vite sa réserve de whisky. Il erra de moins en moins dans la forêt, de plus en plus sur les routes et les chemins de l’homme blanc, surgissant dans des fermes au beau milieu de la journée. Parfois les femmes poussaient des cris et prenaient la fuite, un bébé dans les bras, entraînant les enfants sous le couvert des bois. D’autres pointaient des fusils sur lui pour qu’il s’en aille. Certaines lui donnaient à manger et lui parlaient de Jésus-Christ. Armure-de-Dieu finit par lui conseiller de ne pas entrer dans les fermes quand les hommes étaient partis travailler à l’église.