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Il n’y avait donc plus rien à faire pour Lolla-Wossiky. Il se savait près du totem, mais il ne le trouvait pas. Il ne pouvait pas marcher dans la forêt parce que les bêtes se sauvaient devant lui, qu’il trébuchait et tombait tout le temps, de plus en plus souvent, au point de craindre de se briser un os et de mourir de faim, puisqu’il n’était même plus capable d’appeler de petits animaux pour se nourrir, il ne pouvait pas aller dans les fermes parce que les hommes se mettaient en colère. Aussi restait-il allongé sur les communaux, à dormir du sommeil de l’ivresse ou à s’efforcer de résister à la douleur du bruit noir, tantôt l’un, tantôt l’autre.

De temps en temps, il trouvait l’énergie pour gravir la colline et regarder les hommes qui travaillaient à l’église. À chaque fois, il s’en trouvait un pour lancer : « Tiens, v’là l’chrétien rouge ! » et Lolla-Wossiky sentait la malice et la moquerie dans leurs voix et dans les rires qui suivaient.

Il n’était pas à l’église le jour où la poutre faîtière s’écroula. Il dormait sur l’herbe des communaux, près de la galerie d’Armure-de-Dieu, quand il entendit le fracas. Il s’éveilla en sursaut, et le bruit noir revint, plus discordant que jamais ; il avait pourtant bu huit gorgées ce matin, de quoi ne pas dessoûler avant midi. Il se tenait la tête, toujours allongé, quand des hommes commencèrent à descendre de la colline en jurant et marmonnant à propos de l’étrangeté qui venait de se produire.

« Il s’est passé quoi ? » demanda Lolla-Wossiky. Il fallait qu’il sache ; cette étrangeté, quelle qu’elle soit, avait donné au bruit noir une force oubliée depuis des années. « Un homme a été tué ? » C’était un coup de fusil qui avait causé le bruit noir la première fois. « L’assassin-blanc Harrison a tiré sur quelqu’un ? »

Au début, on ne lui prêta aucune attention, on le croyait soûl, bien sûr. Mais quelqu’un finit par lui raconter l’incident.

Ils venaient de poser la première poutre faîtière en place, lorsque le poinçon central s’était fendu et l’avait fait rebondir en l’air. « L’est tombée à plat, comme le pied de Dieu qui marcherait sus la Terre, et t’sais quoi ? y avait le p’tit Alvin Miller, le gars d’Al Miller, juste dessous la poutre. Nous, on l’a cru mort. L’gamin était là, debout, la poutre s’est abattue, bam ! – le boucan ! c’est pour ça que t’as cru à un coup d’fusil. Mais tu vas pas m’croire : c’te poutre, elle s’est carrément coupée en deux, à l’endroit exact où se trouvait Alvin, elle s’est carrément coupée en deux, et les deux moitiés sont tombées d’chaque côté du gamin, sans toucher un cheveu d’sa tête.

— L’a quelque chose de bizarre, c’gamin-là, dit un homme.

— L’a un ange gardien, voilà ce qu’il a », dit un autre.

Alvin junior. Le petit garçon qu’il ne voyait pas l’œil ouvert.

Il n’y avait personne dans l’église quand Lolla-Wossiky s’y rendit. La poutre était partie, elle aussi, on avait tout balayé, il ne restait plus trace de l’accident. Mais Lolla-Wossiky ne regardait pas avec son œil. Il l’avait senti, quasiment dès qu’il avait été en vue de l’édifice : un tourbillon, pas très rapide sur le pourtour, mais de plus en plus puissant à mesure qu’il s’en approchait. Un tourbillon de lumière… et plus Lolla-Wossiky s’avançait, plus le bruit noir diminuait. Parvenu sur le plancher de l’église, il se mit à l’emplacement où il savait que s’était tenu le petit garçon. Comment le savait-il ? Le bruit noir était plus faible. Pas complètement éliminé, et la douleur n’était pas calmée, mais il sentait à nouveau la terre verte, un peu seulement, moins qu’autrefois, mais il avait conscience de la vie menue sous le plancher, d’un écureuil dans la prairie, pas très loin, des choses qu’il n’avait pas éprouvées, soûl comme à jeun, pendant toutes ces années, depuis que le fusil avait déchargé le bruit noir dans sa tête.

Lolla-Wossiky tourna en tous sens mais ne vit rien d’autre que les murs de l’église. Jusqu’au moment où il ferma son œil. Lui apparut alors le tourbillon, oui, une lumière blanche tournoyant sans cesse autour de lui, et le bruit noir battait en retraite. Il arrivait à la fin de son rêve et, l’œil clos, il voyait, il voyait clairement. Un sentier lumineux se déroulait devant lui, une route aussi éclatante que le ciel en plein midi, aussi éblouissante que la neige sur la prairie par un jour ensoleillé, il savait déjà, sans avoir besoin d’ouvrir la paupière, où mènerait le sentier, il montait la colline, descendait l’autre flanc, remontait une autre colline plus élevée, pour déboucher sur une maison à proximité d’un cours d’eau, une maison où habitait un petit garçon blanc seulement visible à Lolla-Wossiky s’il fermait l’œil.

* * *

Il avait retrouvé son pas silencieux, maintenant que le bruit noir avait un peu reflué, il fit et refit sans arrêt le tour de la maison. Personne ne l’entendait. À l’intérieur, c’étaient des rires, des appels, des cris. Des enfants joyeux, des enfants qui se chamaillent. Voix sévères des parents. La langue mise à part, ç’aurait pu être son village. Ses frères et sœurs des jours heureux, avant que l’assassin-blanc Harrison ne prenne la vie de son père.

Le père blanc, Alvin Miller, sortit pour aller aux cabinets. Peu après, le jeune garçon jaillit en courant comme s’il avait le feu au derrière. Il cria à la porte des cabinets. Quand il avait l’œil ouvert, Lolla-Wossiky ne pouvait qu’entendre crier quelqu’un. L’œil fermé, il voyait distinctement le garçon rayonnant et percevait sa voix comme le chant d’un oiseau de l’autre côté d’une rivière, de la vraie musique, et pourtant ce qu’il disait était ridicule, inepte, des bêtises d’enfant.

« Si tu sors pas, j’fais juste devant la porte, et pis tu marcheras d’dans en partant ! »

Puis, silence ; le gamin commençait à s’inquiéter et se martelait du poing le sommet du crâne, comme pour se dire : « Crétin, crétin, crétin. » Il y eut un changement dans son expression ; Lolla-Wossiky rouvrit l’œil et vit que le père était ressorti, qu’il disait quelque chose.

Le jeune garçon lui répondit, honteux. Le père lui fit la leçon. Lolla-Wossiky referma l’œil.

« Oui, m’sieur », dit Alvin.

Le père devait à nouveau parler, mais, l’œil fermé, Lolla-Wossiky ne l’entendait pas.

« Pardon, papa. »

Puis le père dut s’en aller, parce que le petit Alvin entra dans les cabinets. Il marmonnait, mais si doucement que personne ne pouvait l’entendre. Lolla-Wossiky, lui, l’entendit. « Ça irait mieux si t’installerais d’aut’cabinets. »

Lolla-Wossiky se mit à rire. Nigaud de gamin, nigaud de père, comme tous les gamins, comme tous les pères.

Le jeune garçon finit ses besoins et rentra à la maison.

Et voilà, fit silencieusement Lolla-Wossiky. J’ai suivi le sentier de lumière, je suis venu jusqu’à cette ferme, j’ai vu des bêtises de famille blanche ; à présent, où est mon totem ?

À nouveau, il vit la lumière pâle se rassembler, à l’intérieur de la maison ; elle suivait Alvin qui montait l’escalier. Pour Lolla-Wossiky, les murs n’existaient pas. Il remarqua que le garçon faisait montre d’une extrême prudence, comme s’il redoutait un ennemi, une attaque. Arrivé à sa chambre, il s’y engouffra et ferma vite la porte derrière lui. Lolla-Wossiky le voyait si distinctement qu’il croyait presque entendre ses pensées ; et alors, parce qu’il le croyait, parce qu’il approchait de la fin de son rêve et que l’instant du réveil n’était pas loin, il entendit vraiment les pensées du jeune garçon, ou du moins il sut ce qu’il ressentait. C’était de ses sœurs qu’il avait peur. Une dispute idiote, au début simple taquinerie, mais qui avait mal tourné… il avait peur de leur vengeance.