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Il découvrit en quoi cette vengeance consistait quand il ôta ses vêtements pour enfiler sa chemise de nuit par-dessus sa tête. Des piqûres ! Insectes, songea le jeune garçon. Araignées, scorpions, tout petits serpents ! Il retira la chemise de nuit, se donna des claques, poussa des cris de douleur, de surprise, de frayeur.

Mais Lolla-Wossiky avait suffisamment recouvré le sens de la terre pour savoir qu’il n’y avait pas d’insectes. Pas sur Alvin, ni dans sa chemise. Ce n’étaient pourtant pas les créatures vivantes qui manquaient. Une vie menue, de petites bêtes. Des cancrelats, des centaines, qui vivaient dans les murs et les planchers.

Mais pas dans tous les murs et planchers. Seulement dans la chambre d’Alvin junior. Tous se regroupaient dans sa chambre.

Était-ce hostilité de leur part ? Les cancrelats étaient trop petits pour haïr. Elles ne connaissaient que trois instincts, ces minuscules créatures : la peur, la faim, et le troisième, l’instinct de la terre. La croyance dans l’ordre naturel. Est-ce que le gamin leur donnait à manger ? Non. Ils étaient allés vers lui pour une autre raison. Lolla-Wossiky avait peine à le croire, mais les insectes le lui confirmèrent et il ne put en douter. Le jeune garçon avait trouvé moyen de les appeler. Il avait le sens de la terre, du moins assez pour faire venir ces petites créatures.

Les faire venir pour quoi ? Qui avait besoin des cancrelats ? Mais ce n’était qu’un gamin. Il ne fallait pas y chercher de raison particulière. Sinon la découverte que les petites bêtes venaient quand on les appelait. Les enfants rouges l’apprenaient aussi, mais toujours auprès de leur père ou d’un frère, toujours au cours de leur première chasse. S’agenouiller et parler silencieusement à l’animal que l’on veut prendre, lui demander si le moment est bien choisi et s’il veut bien mourir pour donner des forces à une autre vie. Est-ce ton jour pour mourir ? demande le garçon rouge. Et si l’animal y consent, il vient.

Voilà ce qu’avait fait le garçon blanc. Sauf que ce n’était pas si simple. Il n’avait pas appelé les cancrelats à mourir pour subvenir à ses besoins, parce qu’il n’avait pas de besoins. Non, il les avait appelés et les laissait en vie. Il les protégeait. C’était comme un traité. Il y avait certains endroits où les cancrelats n’allaient pas. Dans le lit d’Alvin. Dans le berceau de son petit frère Calvin. Dans les vêtements d’Alvin, pliés sur le tabouret. Et en retour, lui ne les tuait jamais. Ils se trouvaient en sécurité dans sa chambre. C’était un sanctuaire, une réserve. Une grande stupidité : un enfant qui jouait avec des choses qu’il ne comprenait pas.

Mais le plus incroyable… il s’agissait d’un garçon blanc, qui accomplissait ce dont même un homme rouge était incapable. L’homme rouge avait-il jamais dit à l’ours : « Viens vivre chez moi et je te protégerai » ? L’ours aurait-il jamais cru pareille proposition ? Pas étonnant que la lumière se soit concentrée sur ce garçon. Rien à voir avec le talent ridicule de l’homme blanc Casse-pattes, ni même avec les puissants charmes vivants de la femme Aliénor. Rien à voir avec la faculté de l’homme rouge à s’adapter à l’ordonnance de la terre. Non, Alvin ne s’adaptait à rien. C’était la terre qui s’adaptait à lui. S’il voulait que les cancrelats vivent d’une certaine façon, s’il voulait passer un marché, alors la terre s’ordonnait selon ses désirs. Dans cet espace réduit, à travers ces vies menues, pour cette fois au moins, Alvin junior avait commandé et la terre obéi.

Est-ce que le jeune garçon se rendait compte à quel point c’était miraculeux ?

Non, non, il n’en avait pas la moindre idée. Comment aurait-il su ? Quel homme blanc était même capable de comprendre ça ?

Seulement, parce qu’il ne comprenait pas, Alvin junior allait détruire l’œuvre délicate qu’il avait réalisée. Les insectes qui l’avaient piqué étaient en fait des épingles de métal que ses sœurs avaient glissées dans sa chemise de nuit. Il les entendait maintenant qui riaient derrière leur cloison. Comme il avait eu très peur, à présent il était très en colère. Rendre la pareille, se venger ; Lolla-Wossiky sentait sa rage enfantine. Il ne les avait taquinées qu’une toute petite fois, et en retour elles lui flanquaient la frousse, elles le piquaient des centaines de fois et le faisaient saigner. Rendre la pareille, leur flanquer une bonne frousse…

Alvin junior s’assit sur le bord de son lit pour retirer, furieux, les épingles de sa chemise de nuit et les mettre de côté – les hommes blancs prenaient tellement soin de tous leurs outils métalliques inutiles, même d’aussi petits que ceux-là. Il vit alors les cancrelats qui galopaient le long des murs, qui entraient et sortaient à toutes pattes des fentes du plancher, et il vit du même coup sa vengeance.

Lolla-Wossiky le sentit qui préparait son plan dans sa tête. Alvin s’agenouilla ensuite sur le parquet et l’expliqua doucement aux cancrelats. Parce qu’il était un enfant, et un jeune garçon blanc qui n’avait personne pour lui apprendre, Alvin croyait qu’il fallait dire les mots tout haut, que les cancrelats arrivaient à comprendre son langage. Mais non… c’était normal, sa façon d’agencer le monde dans son esprit.

Et dans son esprit, il leur mentit. Il leur parla de faim. Et de nourriture dans la pièce d’à côté. Il leur montra la nourriture s’ils entraient dans la chambre des sœurs en passant sous la cloison, s’ils grimpaient sur les lits et les corps allongés. Il y aurait à manger s’ils se dépêchaient, à manger pour tous. C’était un mensonge, et Lolla-Wossiky aurait voulu lui crier de ne pas faire ça.

Si un homme rouge s’agenouillait et appelait une proie dont il n’avait pas besoin, la proie saurait qu’il ment et ne viendrait pas. Le mensonge couperait l’homme rouge de la terre, le condamnerait à marcher tout seul pendant quelque temps. Mais ce garçon blanc pouvait mentir avec une telle force, une telle intensité, que les minuscules esprits des cancrelats le croyaient. Ils se précipitèrent, par centaines, par milliers, sous les cloisons, et envahirent la pièce voisine.

Alvin junior entendit quelque chose et il en fut ravi. Mais Lolla-Wossiky était en colère. Il ouvrit son œil pour ne pas voir la joie d’Alvin junior récoltant le fruit de sa vengeance. À la place, il entendait maintenant les hurlements des sœurs assaillies par les cancrelats. Puis la ruée des parents et des frères dans la chambre. Et le piétinement. Le piétinement, l’écrasement, le massacre de cancrelats. Lolla-Wossiky ferma l’œil et sentit leurs morts, comme autant de piqûres d’épingles. Le bruit noir avait si longtemps masqué toutes les morts derrière un monstrueux souvenir de meurtre qu’il avait oublié à quoi ressemblaient les petites douleurs.

À la mort des abeilles.

Les cancrelats… des animaux inutiles, qui se gavaient de détritus, qui produisaient d’affreux bruissements dans leurs trous, répugnants quand ils grouillaient sur la peau ; mais ils faisaient partie de la terre, partie de la vie, partie du silence vert, et leur mort rendait un mauvais bruit, leur meurtre ne servait à rien, parce qu’ils avaient cru à un mensonge.

Je suis venu pour ça, comprit Lolla-Wossiky. La terre m’a conduit ici, elle connaissait tout le pouvoir de ce garçon, elle savait qu’il n’y avait personne pour lui apprendre comment s’en servir, personne pour lui apprendre qu’il fallait attendre et sentir le besoin de la terre avant de la changer. Personne pour lui apprendre à être rouge plutôt que blanc.