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Je ne suis pas venu pour mon totem, mais pour être le totem de ce garçon.

Le remue-ménage s’apaisa. Sœurs, frères, parents retournèrent se coucher. Lolla-Wossiky enfonça ses doigts dans les fentes entre les rondins et grimpa prudemment, l’œil fermé, faisant davantage confiance à la terre qu’à lui-même pour le guider. Les volets du jeune garçon n’étaient pas mis ; Lolla-Wossiky passa les coudes par-dessus le rebord de la fenêtre et, suspendu, inspecta l’intérieur.

D’abord l’œil ouvert. Il vit un lit, un tabouret avec des vêtements soigneusement pliés, et, au pied du lit, un berceau. La fenêtre donnait sur l’espace entre le lit et le berceau. Dans le lit, une forme, de la taille d’un jeune garçon, non identifiable.

Lolla-Wossiky referma l’œil. Alvin était allongé dans le lit. Lolla-Wossiky sentit la chaleur de son agitation, comme une fièvre. Il avait eu si peur de se faire prendre, avant la griserie de la victoire, qu’à présent il s’efforçait de respirer calmement et de réprimer les rires qui le secouaient.

L’œil à nouveau ouvert, Lolla-Wossiky se hissa par-dessus le rebord de la fenêtre et bascula sur le plancher. Il s’attendait à ce qu’Alvin s’aperçoive de sa présence, qu’il pousse des cris ; mais la forme du garçon restait immobile dans son lit ; il n’y avait aucun bruit.

Alvin ne le voyait pas quand Lolla-Wossiky avait son œil ouvert, pas plus que lui ne voyait le garçon. C’était la fin du rêve, après tout, et Lolla-Wossiky était le totem du jeune garçon. Il avait pour devoir de lui donner des visions, de ne pas lui apparaître comme un Rouge-à-whisky borgne.

Quelle vision lui communiquer ?

Lolla-Wossiky passa la main à l’intérieur de son pantalon d’homme blanc, sous lequel il portait encore son pagne, et dégaina son couteau. Il leva les deux mains bien haut en tenant le couteau. Puis il ferma son œil.

Le garçon ne le voyait toujours pas ; il avait les yeux clos. Lolla-Wossiky rassembla donc la lumière qu’il sentait à proximité, il la rassembla tout contre lui, au point de se sentir lui-même devenir de plus en plus brillant. La lumière sortait de sa peau, alors il déchira le devant de la chemise d’homme blanc qu’il portait et leva une nouvelle fois les mains. Maintenant, même à travers ses paupières baissées, l’enfant pouvait voir la lueur. Il ouvrit les yeux.

Lolla-Wossiky sentit la terreur du jeune garçon devant l’apparition qu’il était devenu : un homme rouge éclatant de lumière, borgne, armé d’un couteau affilé. Mais Lolla-Wossiky ne voulait pas faire peur. Personne ne devait avoir peur de son totem. Il dirigea donc la lumière vers l’enfant, pour qu’elle l’enveloppe et lui apporte en même temps le calme, le calme, ne crains rien.

Le garçon se détendit un peu ; il se tortilla néanmoins pour se redresser et s’asseoir dans son lit, adossé au mur.

Le moment était venu de commencer à réveiller le jeune garçon de sa vie de rêve. Comment Lolla-Wossiky connaissait-il la manière de procéder ? Personne, Rouge ou Blanc, n’avait jamais été le totem d’un autre homme. Pourtant il savait sans y penser ce qu’il devait faire. Ce qu’Alvin avait besoin de voir et de sentir. Lolla-Wossiky fit tout ce qui lui vint à l’esprit et qui paraissait judicieux.

Il leva son couteau luisant, posa la lame contre la paume de son autre main… et coupa. Nettement, durement, profondément ; le sang jaillit de la blessure, ruissela le long de son avant-bras pour s’accumuler dans sa manche. Bientôt il se mit à goutter sur le plancher.

La douleur arriva brusquement, un instant plus tard ; Lolla-Wossiky sut aussitôt comment, de cette douleur, tirer une image et la placer dans l’esprit du jeune garçon. L’image de la chambre de ses sœurs vue par les yeux d’une minuscule et faible créature. Qui se précipite dans la pièce, qui a faim, très faim, qui cherche à manger, certaine que la nourriture se trouve là ; sur le corps soyeux, avait dit la promesse… Grimper dessus, trouver à manger. Mais de grandes mains frappent, balayent, et la minuscule créature est précipitée sur le plancher. Le plancher tremble sous des pas de géants, une ombre soudaine, l’agonie de la mort.

Et tout recommence, encore et encore, pour chacune de ces petites vies, affamée, confiante, puis trahie, broyée, martyrisée.

Beaucoup d’insectes vivaient toujours, mais ils se tapissaient, galopaient, fuyaient. La chambre des sœurs, la chambre de mort, oui, ils la fuyaient. Pourtant il valait encore mieux y rester et mourir que courir dans l’autre pièce, la pièce des mensonges. Ils n’employaient pas de mots, non, il n’existait pas de mots dans la vie des minuscules créatures, pas de pensées dignes de ce nom. Mais la peur de mourir dans cette chambre n’était pas aussi forte qu’une autre sorte de peur, celle d’un monde, à côté, qui n’avait plus de sens, où n’importe quoi pouvait arriver, où la confiance n’existait pas, la certitude non plus. Une zone d’épouvante.

Lolla-Wossiky mit fin à la vision. Le jeune garçon se pressait les mains sur les yeux, sanglotant de désespoir. Lolla-Wossiky n’avait jamais vu personne à ce point torturé par le remords ; la vision qu’il lui avait donnée dépassait en intensité tous les rêves ordinaires des hommes. Je suis un horrible totem, se dit Lolla-Wossiky. Il va m’en vouloir de l’avoir réveillé. Effrayé par sa propre puissance, il ouvrit son œil.

Aussitôt, l’enfant disparut, mais Lolla-Wossiky savait qu’Alvin le croirait lui aussi disparu. Et maintenant ? pensa-t-il. Suis-je ici pour affoler ce gamin ? Pour lui apporter l’horreur, comme le bruit noir dont j’ai souffert ?

Il voyait, aux secousses du lit, aux mouvements des couvertures, qu’Alvin pleurait toujours sans retenue. Lolla-Wossiky referma son œil et dirigea pour la seconde fois la lumière vers lui. Calme-toi, calme-toi.

Les pleurs ne furent plus que des gémissements ; l’enfant regarda à nouveau l’apparition qui brillait toujours d’une lumière aveuglante.

Lolla-Wossiky ne savait pas que faire. Comme il ne disait rien, indécis, ce fut Alvin qui se mit à parler, à implorer. « Je m’excuse, je l’referai plus, je… »

Il n’arrêtait pas de bredouiller. Lolla-Wossiky lui envoya davantage de lumière, pour l’aider à mieux voir. Le garçon y perçut comme une question. Qu’est-ce que tu ne referas plus ?

Alvin était incapable de répondre, il ne savait pas. Qu’est-ce qu’il avait réellement fait ? Était-ce parce qu’il avait envoyé les cancrelats à la mort ?

Il regarda l’homme-lumière et vit l’image d’un Rouge agenouillé devant un daim, lui demandant de s’approcher et de mourir ; le daim s’approchait, tremblant, apeuré ; le Rouge décocha sa flèche qui resta fichée, frémissante, dans le flanc de l’animal ; le daim flageola sur ses pattes et s’écroula. Tuer, mourir… ce n’était pas ça, son péché, car l’un et l’autre faisaient partie de la vie.

Alors, c’était le pouvoir qu’il détenait ? Son talent à imposer sa volonté aux choses, à les faire se briser à un endroit précis, ou à les ajuster si serré qu’elles tenaient indéfiniment, sans colle ni clou ? Son talent à leur commander, pour qu’elles se placent dans le bon ordre ? C’était ça ?

Il regarda encore l’homme-lumière, et cette fois il eut une vision de lui-même appuyant ses paumes contre une pierre, et la pierre fondait comme du beurre à leur contact, prenait exactement la configuration qu’il désirait, en un bloc bien lisse qui se détachait du flanc de la montagne pour rouler, boule parfaite, sphère idéale, et grossir de plus en plus jusqu’à devenir un véritable monde, à l’exacte forme initialement donnée par ses mains, où des arbres et de l’herbe surgissaient du sol, où des animaux couraient, bondissaient, volaient, nageaient, rampaient et creusaient, à la surface, au-dessus et à l’intérieur du globe minéral qu’il avait façonné. Non, ce pouvoir n’était pas effrayant mais magnifique, pourvu qu’il sache remployer.