Si c’est pas d’avoir donné la mort et si c’est pas de m’être servi de mon pouvoir, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
Cette fois-ci, l’homme-lumière ne lui montra rien. Cette fois-ci, la réponse ne vint pas sous forme d’une vision. Cette fois-ci, il y réfléchit tout seul dans sa tête. Il avait l’impression d’être incapable de comprendre, trop bête pour ça, et puis soudain il sut.
C’était parce qu’il n’avait pensé qu’à lui-même. C’était parce que les cancrelats croyaient qu’il agissait pour eux, alors qu’en réalité il agissait pour son propre compte. Faire du mal aux cancrelats, à ses sœurs, faire souffrir tout le monde, et tout ça pourquoi ? Parce qu’Alvin Miller junior n’était pas content et qu’il voulait prendre sa revanche…
Tandis qu’il regardait l’homme-lumière, il vit un feu jaillir de son œil unique pour le frapper au cœur. « Je m’en servirai jamais plus pour moi tout seul », murmura Alvin junior. Et quand il prononça ces paroles, il eut l’impression que son cœur était en feu, tellement ça lui chauffait à l’intérieur. Et puis l’homme-lumière disparut à nouveau.
Lolla-Wossiky était hors d’haleine, la tête lui tournait. Il se sentait faible, fatigué. Il ne connaissait rien des pensées du jeune garçon. Il savait seulement quelles visions lui envoyer, ensuite qu’il fallait arrêter les visions et attendre ; c’était tout ce qu’il devait faire, attendre, attendre, pour brusquement projeter un puissant trait de feu vers l’enfant et l’enfouir dans son cœur.
Et après ? Par deux fois déjà, il avait fermé l’œil et était apparu à Alvin. En avait-il terminé ? Il savait que non.
Pour la troisième fois, Lolla-Wossiky ferma son œil. Il s’aperçut alors que le jeune garçon brillait beaucoup plus qu’il ne brillait lui-même ; que la lumière était passée de son corps à celui de l’enfant. Et puis il comprit : il était le totem d’Alvin, oui, mais Alvin était aussi le sien. L’heure était à présent venue de se réveiller de sa vie de rêve.
Il fit trois pas et s’agenouilla près du lit, son visage à courte distance de celui, menu et craintif, du gamin, dont la tête brillait d’un tel éclat que Lolla-Wossiky avait du mal à voir qu’il s’agissait d’un enfant, non d’un homme, qui le regardait. Qu’est-ce que je veux de lui ? Pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce qu’il peut me donner, cet enfant aux grands pouvoirs ?
« Guéris tout », chuchota Lolla-Wossiky. Il avait parlé, non pas en anglais mais en shaw-nee.
Est-ce qu’Alvin avait compris ? Il leva sa petite main, l’avança doucement et toucha la joue du Rouge, sous l’orbite vide. Puis il redressa un doigt jusqu’à ce qu’il entre en contact avec la paupière flasque.
L’air crépita et la lumière se chargea d’étincelles. Le garçon sursauta et retira la main. Pourtant Lolla-Wossiky ne le vit pas car Alvin était soudain devenu invisible. Mais Lolla-Wossiky se moquait de ce qu’il voyait ou non, parce qu’il sentait quelque chose d’incroyable : le silence. Le silence vert. Le bruit noir était entièrement, totalement parti. Il avait recouvré son sens de la terre, et l’ancienne blessure était guérie.
Lolla-Wossiky, à genoux, cherchait son souffle, tandis que la terre revenait vers lui, comme au temps jadis. Tant d’années étaient passées ; il avait oublié la sensation intense que procurait le fait de voir dans toutes les directions, d’entendre respirer le moindre animal, de sentir le parfum de chaque plante. Quand un homme est desséché, sur le point de mourir de soif, et qu’on lui déverse brusquement un torrent d’eau froide dans le gosier, il ne peut rien avaler, il manque d’air ; cette eau, il l’a désirée, mais elle arrive trop vite, en trop grande quantité, il ne peut pas la contenir, il ne peut pas la supporter…
« Ç’a pas marché, murmura Alvin. J’m’excuse. »
Lolla-Wossiky ouvrit son œil valide et vit alors pour la première fois l’enfant comme une personne ordinaire. Alvin fixait l’autre œil. Lolla-Wossiky se demanda pourquoi ; il y porta la main. La paupière pendait toujours sur l’orbite vide. Puis il comprit. Le jeune garçon croyait que c’était cette blessure qu’il aurait dû guérir. Non, non, ne sois pas déçu, petit, tu m’as guéri d’une blessure plus profonde ; que m’importe cette mutilation de rien du tout ? Je n’ai jamais perdu la vue : c’est mon sens de la terre que je n’avais plus, et tu me l’as redonné.
Il voulait le crier à l’enfant, clamer et chanter sa joie. Mais la sensation était trop forte pour lui. Les mots n’arrivèrent jamais à ses lèvres. Il ne pouvait même plus lui envoyer des visions désormais, parce qu’ils s’étaient tous deux réveillés. Le rêve était terminé. Chacun avait été le totem de l’autre.
Lolla-Wossiky prit le jeune garçon entre ses mains pour l’attirer à lui et lui planter sur le front un gros baiser appuyé, comme un père embrasse son fils, comme deux frères, comme de véritables amis à la veille de leur mort. Puis il s’élança vers la fenêtre, se suspendit au rebord et se laissa tomber sur le sol. La terre fléchit sous ses pieds, comme elle le faisait pour les autres hommes rouges, comme elle ne l’avait pas fait pour lui depuis tant d’années ; l’herbe se redressa plus vigoureuse sous ses pas ; les buissons s’ouvrirent sur son passage ; les feuilles s’assouplirent et s’écartèrent quand il courut parmi les arbres ; et alors il cria, clama, chanta, sans se soucier d’être entendu. Les animaux ne le fuyaient pas comme ils le faisaient d’ordinaire ; à présent ils venaient l’écouter ; des oiseaux chanteurs se réveillèrent pour chanter avec lui ; un cerf bondit de la forêt et courut à son côté pour traverser une prairie, et lui avait la main posée sur le flanc de l’animal.
Il courut jusqu’à perdre haleine, et pas une seule fois il ne rencontra d’ennemi, il n’éprouva de douleur ; il était à nouveau entier, rien d’essentiel ne lui manquait plus. Il s’arrêta sur la berge de la Wobbish, en face de l’embouchure de la Tippy-Canoe, à bout de souffle, riant, cherchant sa respiration.
À ce moment-là seulement il s’aperçut que sa main perdait toujours du sang, là où il s’était entaillé pour faire mal au garçon blanc. Sa chemise et son pantalon en étaient tout poisseux. Des vêtements d’homme blanc ! Je n’en ai jamais eu besoin. Il les quitta et les jeta dans la rivière.
Une drôle de chose se produisit. Les vêtements ne bougeaient pas. Ils restaient à la surface de l’eau, sans couler, sans dériver vers la gauche au fil du courant.
Comment était-ce possible ? Le rêve n’était pas achevé ? Il n’était pas encore complètement réveillé ?
Lolla-Wossiky ferma son œil.
Aussitôt, il vit quelque chose d’horrible et cria de peur. Dès qu’il fermait l’œil, il revoyait le bruit noir, comme une grande nappe, dure et gelée. C’était la rivière. C’était l’eau. Elle était faite de mort.
Il ouvrit l’œil, et ce ne fut à nouveau que de l’eau, mais ses habits ne bougeaient toujours pas.
Il referma l’œil et nota qu’à remplacement des vêtements, de la lumière miroitait à la surface de la nappe noire. Elle faisait tache, elle scintillait, elle éblouissait. C’était son sang qui brillait ainsi.
Il s’aperçut alors que le bruit noir n’était pas une chose. C’était « rien ». Le vide. L’endroit où finissait la terre, où commençait le vide ; c’était le bord du monde. Mais là où son sang miroitait, il y avait comme un pont qui enjambait le néant. Lolla-Wossiky s’agenouilla, l’œil toujours fermé, tendit sa main entaillée qui continuait de saigner et toucha l’eau.
Elle était solide, chaude et solide. Il barbouilla son sang à la surface de la rivière et obtint une plateforme. Il passa dessus à quatre pattes. Elle était lisse et dure comme de la glace, mais chaude, accueillante.