Выбрать главу

Il ouvrit l’œil. C’était à nouveau une rivière, mais solide sous lui. Au contact de son sang, l’eau devenait dure et lisse.

Toujours à quatre pattes, il rejoignit ses vêtements et les poussa devant lui. Il gagna de cette manière le milieu de la rivière, passa au-delà, établissant un pont de sang, étroit et luisant, jusqu’à l’autre rive.

Ce qu’il accomplissait était impossible. Le jeune garçon avait fait beaucoup plus que le guérir. Il avait changé l’ordre des choses. C’était à la fois effrayant et merveilleux. Lolla-Wossiky regarda entre ses mains l’eau sous lui. Son reflet borgne le contemplait. Puis il ferma l’œil, et une nouvelle vision jaillit soudain.

Il se vit dans une clairière, parlant à une centaine, un millier d’hommes rouges de toutes tribus. Il les vit bâtir une ville de loges, mille, cinq mille, duc mille Rouges, tous forts et entiers, affranchis de l’alcool de l’homme blanc, de la haine de l’homme blanc. Dans sa vision, on l’appelait le Prophète, mais lui insistait qu’il n’en était pas un. Il n’était qu’une porte, une porte ouverte. Passez-la, disait-il, et soyez forts, un peuple, une terre…

La porte. Tenskwa-Tawa.

Dans sa vision, le visage de sa mère apparut, et elle lui dit ce mot-là : Tenskwa-Tawa. C’est ton nom désormais, car le rêveur est éveillé.

Et il vit bien davantage encore cette même nuit, le regard plongé dans l’eau solide de la Wobbish, tant de choses qu’il ne pourrait jamais les raconter toutes ; en l’espace d’une heure il vit défiler sous lui toute l’histoire de sa terre, la vie de chaque homme et de chaque femme, blanc, rouge ou noir, qui l’avait foulée. Il vit le commencement et il vit la fin. Les grandes guerres et les chicanes, tous les meurtres des hommes, toutes les fautes ; mais aussi tous les bienfaits, toutes les beautés.

Et surtout, il eut la vision de la Cité de Cristal. La ville faite d’eau solide et transparente comme du verre, d’eau qui ne se liquéfierait jamais, façonnée en tours de cristal si hautes qu’elles auraient dû projeter leur ombre à sept milles à la ronde. Mais parce qu’elles étaient si pures et transparentes, les rayons du soleil traversaient sans rencontrer d’obstacle chaque pouce, chaque yard et chaque mille de la cité. Partout où ils se trouvaient, les habitants, hommes et femmes, pouvaient plonger le regard dans le cristal et connaître les mêmes visions qu’avait en ce moment Lolla-Wossiky. Ils comprenaient absolument tout ; ils voyaient avec des yeux de pure lumière du soleil et parlaient avec la voix de l’éclair.

Lolla-Wossiky, qui désormais allait porter le nom de Tenskwa-Tawa, ne savait pas s’il bâtirait la Cité de Cristal, s’il y vivrait, ou même s’il la contemplerait avant de mourir. Il avait suffisamment à faire, pour commencer, avec ce qu’il voyait dans l’eau solidifiée de la rivière Wobbish. Il regarda, longtemps, longtemps, jusqu’à ce que son esprit en soit saturé. Puis il gagna à quatre pattes la rive opposée, grimpa sur la berge et marcha jusqu’à la prairie qu’il avait vue dans sa vision.

C’était ici qu’il appellerait les Rouges à se rassembler, qu’il leur apprendrait ce que sa vision lui avait montré et qu’il les aiderait à être, non pas les plus forts, mais forts ; non pas les plus nombreux, mais nombreux ; non pas les plus libres, mais libres.

* * *

Un certain baril dans la fourche d’un certain arbre. Tout l’été il demeura invisible. Mais la pluie le découvrit quand même, et la chaleur du plein été, et les insectes, et les dents des écureuils avides de sel. Humidité, sécheresse, chaleur, fraîcheur ; aucun baril ne peut résister éternellement dans de telles conditions. Il se fissura, un tout petit peu, mais suffisamment ; le liquide qu’il contenait s’échappa, goutte à goutte ; en l’espace de quelques heures le baril était vide.

Ça n’avait aucune importance. Personne ne l’avait jamais cherché. Personne n’en avait jamais eu besoin. Personne ne se désola lorsque la glace le fit éclater et que ses morceaux dégringolèrent de l’arbre dans la neige.

V

Un signe

Quand se répandit la rumeur d’un homme rouge qu’on appelait le Prophète, le gouverneur Bill Harrison éclata de rire et dit : « Eh, ça ne peut être que mon vieil ami Lolla-Wossiky. Quand il aura vidé le baril de whisky qu’il m’a volé, il arrêtera d’avoir des visions. »

Au bout de quelque temps, cependant, le gouverneur Harrison nota que l’on faisait grand cas des paroles du Prophète et que les Rouges prononçaient son nom avec la même vénération que les vrais chrétiens celui de Jésus ; il commença à s’inquiéter. Il réunit alors tous les Rouges des environs de Carthage City – le jour du whisky n’était pas loin, il ne manquait donc pas d’audience – et leur fit un discours. Dans ce discours il déclara notamment :

« Si ce brave Lolla-Wossiky est réellement un prophète, il devrait nous faire un miracle pour montrer qu’il ne parle pas en l’air. Vous devriez lui demander de se trancher une main ou un pied, et de le recoller ensuite… ça prouverait qu’il en est un, de prophète, pas vrai ? Ou encore mieux, de s’enlever un œil et de le remettre en place, guéri. Vous dites ? Il a déjà un œil en moins ? Ben alors, il est mûr pour un miracle, vous ne croyez pas ? Moi, je dis : tant qu’il n’a qu’un seul œil, il n’est pas prophète ! »

Le Prophète eut connaissance de ce discours alors qu’il enseignait dans une prairie qui descendait en pente douce vers les rives de la Tippy-Canoe, à moins d’un mille en amont de son confluent avec les eaux de la Wobbish. Ce furent des Rouges-à-whisky qui le mirent au courant du défi, et ils allèrent jusqu’à se moquer du Prophète en ajoutant : « Nous sommes venus te voir guérir ton œil. »

Le Prophète les regarda de son unique œil valide et dit : « De cet œil-ci, je vois deux hommes rouges, faibles et malades, esclaves de l’alcool, le genre d’hommes à se moquer de moi en répétant les paroles du meurtrier de mon père. » Puis il ferma son œil et dit : « De cet œil-là, je vois deux enfants de la terre, complets, beaux et forts, qui aiment femmes et enfants et font le bien à toutes créatures. » Il rouvrit alors l’œil et ajouta : « Quel œil est malade et lequel voit clair ? » Et ils lui répondirent : « Tenskwa-Tawa, tu es un vrai prophète et tes deux yeux voient.

— Allez annoncer à l’assassin-blanc Harrison que j’ai donné le signe qu’il a réclamé. Et parlez-lui d’un autre signe qu’il n’a pas demandé. Dites-lui qu’un jour le feu prendra dans sa maison. Aucune main humaine ne l’aura allumé. Seule la pluie parviendra à l’éteindre, mais avant de mourir, le feu lui enlèvera quelque chose qu’il aime plus qu’une main, un pied ou un œil, et il n’aura pas davantage le pouvoir de retrouver ce qu’il aura perdu. »

VI

Le baril de poudre

Casse-pattes n’en revenait pas. « Tu veux dire que tu la prends pas toute, ma cargaison ?

— On n’a pas fini c’que tu nous a vendu la dernière fois, Casse-pattes, dit l’intendant. Quatre barils, c’est tout ce qu’on veut. C’est plus qu’il nous en faut, par le fait.

— Alors moi, j’descends la rivière depuis Dekane avec un plein chargement de whisky, je m’arrête pas en cours de route pour en vendre dans les villes que j’traverse, je fais ce sacrifice, et toi, tu m’annonces…

— Écoute, Casse-pattes, j’crois qu’on connaît tous l’étendue de ton sacrifice. » L’intendant, la bouche en cœur, esquissa un sourire. « J’pense que t’auras pas d’mal à rentrer dans tes frais, sinon, eh ben, ça voudra dire que t’aurais dû faire plus attention avec les bénéfices que t’as déjà réalisés sus not’dos.