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— Y a un aut’revendeur ! Qui c’est ?

— Personne, fit l’intendant.

— J’viens à Carthage City depuis bientôt sept ans asteure, et les quatre dernières années j’avais un monopole…

— Et si tu réfléchis bien, tu t’rappelleras que dans l’temps, c’étaient les Rouges qui achetaient la majeure partie de ton whisky. »

Casse-pattes regarda autour de lui, s’éloigna de quelques pas de l’intendant, s’arrêta sur l’herbe humide de la berge. Son bateau plat se balançait paresseusement sur l’eau. Il n’y avait pas un Rouge en vue, pas un seul, le fait était là. Mais il ne fallait pas y chercher un coup monté, Casse-pattes le savait. Les Rouges avaient été moins nombreux lors de ses derniers passages. Mais quand même, il restait toujours quelques ivrognes.

Il se retourna et cria à l’intendant : « Alors comme ça, y a plus de Rouges-à-whisky ?

— Sûr, qu’il en reste, des Rouges-à-whisky. Mais on n’est pas à court d’alcool. Alors ils sont tous affalés quelque part par là, complètement soûls. »

Casse-pattes jura un peu. « J’vais aller en causer au ’vemeur.

— Ah non, pas aujourd’hui, fit l’intendant. Il a un emploi du temps drôlement chargé. »

Casse-pattes eut un sourire mauvais. « Oh, son emploi du temps, l’est pas trop chargé pour moi.

— Dame si, Casse-pattes. Il l’a bien spécifié.

— M’est avis qu’il a p’t-être cru qu’son emploi du temps était trop chargé, mon gars, mais moi, j’crois qu’non.

— C’est toi qui vois, dit l’intendant. Tu veux que j’décharge mes quatre barils ?

— Non, j’veux pas », répliqua Casse-pattes. Puis il se tourna vers les hommes qui maniaient les perches, plus particulièrement vers Mike Fink, celui qui paraissait le plus apte à commettre un meurtre, si besoin était, et leur cria : « L’premier qui s’avise de poser la main sus ce whisky, j’veux voir quatre balles lui trouer la peau avant qu’on l’balance à la flotte ! »

Les hommes éclatèrent de rire et lui adressèrent des saluts, sauf Mike Fink, dont la figure ne parvint qu’à se crisper un peu plus. Ça, c’en était un, de mauvais. À ce qui se disait, on reconnaissait facilement ceux qui s’étaient un jour frottés à Mike Fink parce qu’ils n’avaient plus d’oreilles. On disait aussi : si tu veux te sortir des pattes de Mike Fink avec une oreille encore collée à ton crâne, faut attendre qu’il t’en mâche une, ensuite tu lui tires deux balles dans le corps pour détourner son attention, et t’en profites pour te sauver. Un sacré bon batelier. Mais ça rendait Casse-pattes un peu nerveux, quand il pensait à ce que Fink pourrait faire s’il ne lui versait pas son salaire. Bill Harrison allait payer tout le chargement d’alcool, sinon gare aux ennuis !

Quand il entra dans le fort, Casse-pattes remarqua plusieurs choses. L’écriteau était celui-là même que Harrison avait accroché quatre ans plus tôt ; il commençait à avoir piètre allure maintenant, les intempéries ne l’avaient pas arrangé, mais personne ne l’avait remplacé. La ville ne s’arrangeait pas non plus. L’aspect du neuf avait disparu, et elle avait à présent l’air vraiment minable.

Rien à voir avec ce qui se passait dans le territoire de l’Hio. Les petites villes fortifiées dans le genre de celle-ci devenaient de vraies cités, avec des maisons peintes et même quelques rues pavées. L’Hio prospérait, du moins dans sa partie orientale, tout près du Suskwahenny, et on se disait déjà qu’il n’allait pas tarder à devenir un État.

Mais à Carthage City, ça ne respirait pas la prospérité.

Casse-pattes suivit la rue principale du fort. Toujours beaucoup de soldats, et qui semblaient toujours obéir à une stricte discipline, fallait lui reconnaître ça, au gouverneur Bill. Mais les Rouges-à-whisky qu’on voyait dans le temps vautrés dans tous les coins avaient cédé la place à des espèces d’écumeurs de rivières, plus affreux à regarder que Mike Fink, pas rasés, empestant le whisky tout autant que les poivrots rouges qu’il avait connus. On avait aussi transformé quatre anciens bâtiments en débits de boisson, et ils faisaient de bonnes affaires, en plein après-midi.

C’est ça, se dit Casse-pattes. Voilà ce qui cloche. Carthage City est devenue un port fluvial, une ville de débits de boisson. Personne n’a envie de s’établir par ici, avec toute cette racaille, ces rats de rivière. C’est une ville à whisky.

Mais si c’est une ville à whisky, le gouverneur Bill Harrison devrait m’en acheter au lieu de me servir cette histoire comme quoi quatre barils lui suffiront.

« Vous pouvez attendre si vous le désirez, monsieur Palmer, mais le gouverneur ne vous recevra pas aujourd’hui. »

Casse-pattes s’assit sur le banc devant le bureau de Harrison. Il nota que le gouverneur avait permuté avec son adjudant-major. Il avait cédé son grand et beau bureau pour y gagner quoi ? un espace plus réduit, mais… entouré de murs internes. Pas de fenêtres. Ah, ça voulait dire quelque chose. Ça voulait dire que Harrison ne souhaitait pas qu’on l’observe du dehors. Peut-être même qu’il avait peur de se faire tuer.

Casse-pattes attendit là deux heures durant, à regarder les soldats entrer et sortir, il s’efforça de ne pas se mettre en colère. Harrison faisait ça de temps en temps, il laissait attendre ses visiteurs, si bien qu’au moment d’entrer dans son bureau ils étaient dans un tel état qu’ils n’arrivaient plus à réfléchir correctement. Et parfois il le faisait pour que le visiteur se fâche et s’en aille. Ou qu’il se sente diminué, insignifiant, ce qui permettrait à Harrison de lui en imposer. Casse-pattes savait tout ça, aussi s’obligea-t-il à garder son calme. Mais quand le soir arriva et que les soldats commencèrent à se faire relever et à quitter leur service, ce fut plus qu’il n’en put supporter.

« À quoi vous jouez donc ? demanda-t-il brutalement au caporal de faction.

— On quitte le service, dit le caporal.

— Mais j’suis toujours là, moi ; fit Casse-pattes.

— Faites-en autant, si ça vous dit », rétorqua le caporal.

La repartie fit au trafiquant l’effet d’une claque dans la figure. À une époque, ces gars-là se pressaient pour lécher les bottes de Casse-pattes Palmer. Les temps changeaient trop vite. Casse-pattes n’aimait pas ça du tout. « J’pourrais m’acheter ta vieille mère et la r’vendre avec bénéfice », dit-il.

La phrase porta. Le caporal abandonna son air d’ennui. Mais il ne céda pas à la colère et retint ses coups de poing. Il resta immobile, plus ou moins au garde-à-vous, et dit : « Monsieur Palmer, vous pouvez attendre içitte toute la nuit et toute la journée de demain, c’est pas pour ça qu’vous verrez Son Excellence le gouverneur. Et d’rester assis là, à attendre à longueur de temps, ça prouve que vous êtes trop bête pour comprendre de quoi il retourne. »

Ce fut donc Casse-pattes qui perdit son sang-froid et en vint aux mains. Enfin, pas exactement aux mains. Ça ressemblait davantage à un coup de pied, car Casse-pattes n’avait jamais appris les règles pour se battre en gentleman. Sa conception du duel consistait à attendre derrière un rocher le passage de son ennemi, à lui tirer dans le dos et à s’enfuir comme un dératé. Le caporal prit donc la grosse botte de Casse-pattes dans le genou, et sa jambe plia en arrière, formant un angle peu naturel. Il se mit à brailler au meurtre, ce qui était son droit, et pas seulement à cause de la douleur : après un coup pareil, sa jambe ne lui serait plus bonne à rien. Casse-pattes n’aurait probablement pas dû le frapper là, il le reconnaissait, mais ce gars n’avait qu’à pas se donner de grands airs. Il l’avait bien cherché.