— Du whisky.
— C’est ça, sauf qu’ils les buvaient à la place du whisky. Ils sont tous partis avec lui. Du moins, presque tous. Les seuls qui restent, ce sont quelques Rouges-à-whisky qui ne vont pas tarder à mourir. Et bien entendu mes Rouges apprivoisés, mais c’est différent. Et des Rouges sauvages de l’autre côté de l’Hio.
— Ils sont partis avec lui où ça ?
— À Prophetville. C’est ça qui me tue, Casse-pattes. Ils vont tous à Prophetville ou dans les environs, juste en face de Vigor Church, de l’autre côté de la rivière. Et c’est précisément là que montent tous les Blancs ! Enfin, pas tous à Vigor Church, mais dans les régions qu’Armure-de-l'enfer Weaver a mis sur cartes. Ils sont tous de mèche. Casse-pattes, je t’assure. Ta-Kumsaw, Armure-de-Dieu Weaver et le Prophète.
— On dirait.
— Le pire, c’est que j’ai tenu ce Prophète ici, dans mon bureau, au moins un millier de fois ; j’aurais pu tuer ce gars-là et je me serais épargné bien du tracas… Mais comment deviner, hein ?
— Vous l’connaissez, ce Prophète ?
— Comment, tu ne sais pas qui c’est ?
— J’connais pas tant qu’ça de Rouges par leur nom, Bill.
— Et si j’ajoute qu’il est borgne ?
— Me dites pas que c’est Lolla-Wossiky !
— Si fait.
— Cet ivrogne borgne ?
— C’est la vérité de Dieu, Casse-pattes. Il se fait appeler Tenskwa-Tawa maintenant. Ça veut dire “la porte ouverte” ou quelque chose dans le genre. J’aimerais bien la fermer, cette porte. J’aurais dû le tuer quand j’en avais l’occasion. Mais je me suis dit, quand il s’est enfui – il s’est enfui, tu sais, il m’a volé un baril et s’est évanoui dans les bois…
— J’étais icitte, ce soir-là, j’ai aidé aux recherches.
— Eh bien, comme je ne le revoyais pas, je me suis dit qu’il s’était probablement tué en sifflant son baril d’une traite. Mais le voilà qui revient pour raconter aux Rouges qu’il avait besoin de boire tout le temps mais que Dieu lui a envoyé des visions et qu’il n’a jamais touché une goutte depuis.
— Envoyez-moi des visions, et j’arrête de boire de même. »
Harrison avala une autre gorgée de whisky. Au cruchon, cette fois, puisque son verre traînait par terre dans un coin de la pièce. « Tu vois le problème, Casse-pattes.
— J’vois qu’vous en avez des tas, d’problèmes, Bill, et j’sais pas en quoi y m’concernent, sauf que c’était pas des accroires quand vous avez dit à l’intendant qu’il vous fallait que quatre barils.
— Oh, ça te concerne à plus d’un titre, tu peux en être sûr, Casse-pattes. À plus d’un titre. Parce que je ne m’avoue pas vaincu. Le Prophète m’a enlevé tous mes Rouges-à-whisky, et Ta-Kumsaw a flanqué la frousse à mes citoyens blancs, mais je ne lâcherai pas.
— Non, vous êtes pas un lâcheux », fit Casse-pattes. T’es un sale serpent visqueux sournois, mais pas un lâcheux. Ça, il ne le dit pas, évidemment, parce que Harrison l’aurait sûrement mal pris, mais pour Casse-pattes, c’était un compliment. Un homme selon son cœur.
« C’est Ta-Kumsaw et le Prophète, tout simplement. Faut que je les tue. Non, non, je retire ça. Faut que je les batte et que je les tue. Faut que je m’occupe d’eux, que je les rende ridicules, et ensuite que je les tue.
— Bonne idée. Je m’charge des paris.
— Je te fais confiance pour ça. Pour rester ici et prendre les enjeux. Bref, je ne peux pas faire monter mes soldats à Vigor Church pour raser Prophetville, parce que j’aurais sans arrêt Armure-de-Dieu sur le râble. Probable qu’il demanderait au détachement militaire de Fort Wayne de le soutenir. Probable qu’il me ferait retirer mon commandement, ou je ne sais quoi. Faut donc que je me débrouille pour que les colons de Vigor Church, tout au long de la Wobbish, ils me supplient tous de venir les débarrasser de ces Rouges. »
Ah, enfin, Casse-pattes comprenait de quoi il retournait. « Vous voulez une provocation.
— Tout juste, Casse-pattes. Tout juste. Je veux que quelques Rouges aillent dans le nord semer de vrais troubles, et qu’ils racontent à tout le monde que c’est Ta-Kumsaw et le Prophète qui leur ont dit de faire ça. Tout leur mettre sur le dos. »
Casse-pattes hocha la tête. « Je vois. Faire fuir leurs vaches, ce genre de bricole, ça suffirait pas. Non, pour qu’les gens d’là-haut, ils réclament le sang des Rouges à cor et à cri, faut quèque chose de vraiment horrible. Comme capturer des enfants et les torturer à mort, pis signer l’nom de Ta-Kumsaw sus les cadavres et les laisser là où qu’on les trouvera. Quèque chose dans c’goût-là.
— Ma foi, je n’irais pas jusqu’à dire à quelqu’un de commettre un acte aussi horrible que ça, Casse-pattes. En fait, je ne pense pas que je donnerais la moindre instruction précise. Je dirais seulement de faire quelque chose qui mettrait les Blancs du Nord en boule et de répandre aussitôt le bruit que c’est Ta-Kumsaw qui l’a ordonné.
— Mais vous seriez pas surpris si ça tournait au viol et à la torture.
— Je ne voudrais pas qu’on touche aux femmes blanches, Casse-pattes. Ça n’est pas correct.
— Oh, ça, c’est vrai, la pure vérité, fit Casse-pattes. Alors, il reste qu’à torturer les enfants. Les garçons.
— Je me répète : je ne dirais jamais à quelqu’un de faire une chose pareille. »
Casse-pattes approuva légèrement de la tête, les yeux fermés. Harrison ne dirait peut-être pas à quelqu’un de le faire, mais à lui, il ne disait pas non plus le contraire. « Et comme de juste, ça pourrait pas être des Rouges de par icitte, hein, Bill, par rapport qu’ils ont tous fichu l’camp, et vos Rouges apprivoisés sont les pires canailles qu’ont jamais vécu à la surface de la terre.
— Il y a de ça.
— Alors, il vous faut des Rouges du sud de la rivière. Des Rouges qu’ont pas encore entendu les sermons du Prophète et qui par le fait courent toujours après l’alcool. Des Rouges qu’ont encore assez d’cervelle pour faire d’la bonne ouvrage. Des Rouges qu’ont assez soif de sang pour tuer des enfants en prenant leur temps. Et vous avez b’soin d’ma cargaison pour les acheter.
— M’est avis, Casse-pattes.
— C’est d’accord, Bill. Relevez les charges contre moi et tout mon whisky est à vous, gratuit. Donnez-moi seulement d’quoi payer mes hommes si j’veux pas qu’ils m’flanquent un coup d’couteau sus l’chemin du retour, j’espère que c’est pas trop d’mander.
— Doucement, Casse-pattes, tu sais que je ne veux pas que ça.
— Mais, Bill, j’en ferai pas plus.
— Ça n’est pas à moi d’aller les voir, Casse-pattes. Pas à moi d’aller leur apprendre, aux Cree-Eks et aux Chok-Taws, ce que j’attends d’eux. Faut que ce soit quelqu’un d’autre, quelqu’un dont je pourrai dire, si tout est découvert : je ne lui ai jamais demandé de faire ça, il l’a fait avec son propre whisky, je n’en avais pas la moindre idée.
— Bill, j’vous comprends mais vous aviez vu juste : vous avez vraiment trouvé quèque chose de tellement bas que j’veux pas y participer. »
Harrison lui lança un regard mauvais. « Voies de fait sur un officier, c’est dans ce fort un crime puni de pendaison, Casse-pattes. J’ai été clair, non ?
— Bill, j’ai menti, triché et des fois tué pour m’tailler une place dans l’monde. Mais y a une chose que j’ai jamais faite, c’est d’payer quelqu’un pour voler des drôles à une mère et les torturer à mort. Franchement, j’ai jamais fait ça, et franchement, je l’ferai jamais. »
Harrison étudia le visage de Casse-pattes et reconnut qu’il disait vrai. « Alors ça, c’est la meilleure. Il existe donc un si grand péché que Casse-pattes Palmer ne veut pas le commettre, même au prix de sa vie.