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Sûrement mais lentement. Ce qui donnait du temps à Casse-pattes. Du temps pour faire en sorte de ne pas mourir seul.

Aussi, lorsque les doigts se refermèrent autour de sa gorge et se mirent à serrer fort, beaucoup plus fort que Casse-pattes ne l’aurait imaginé, qu’ils lui comprimèrent si violemment le cou qu’il crut sentir sa tête arrachée, il s’efforça de libérer son étincelle, de la diriger vers le baril, à cet endroit précis – il savait exactement où sur le bateau plat –, de chauffer ce baril, le plus chaud possible, de plus en plus chaud…

Et il attendit l’explosion, il attendit, il attendit, mais elle ne vint pas. Il avait l’impression que les doigts de Fink lui avaient enfoncé la gorge jusqu’à l’épine dorsale. Il sentit tous ses muscles s’amollir, il eut conscience qu’il donnait des coups de pieds. Ses poumons se soulevaient pour aspirer l’air qui n’entrait pas, mais il continua d’attiser son étincelle jusqu’à la dernière seconde, dans l’espoir de faire sauter le baril de poudre.

Puis il mourut.

Mike Fink ne le lâcha pas de toute une minute après sa mort, peut-être simplement parce qu’il aimait la sensation d’un corps lui pendouillant au bout des mains. Difficile à dire, avec Mike Fink. Certains prétendaient qu’on ne trouvait pas de gars plus charmant quand il était d’humeur. Tout à fait ce que Mike pensait de lui-même. Il aimait bien se montrer charmant, avoir des amis, boire, être aimable. Mais quand il fallait tuer, eh ben, il aimait ça aussi.

Mais on ne peut pas rester indéfiniment accroché à un cadavre. C’est vrai, quoi, quelqu’un pourrait se mettre à râler ou même à dégobiller. Alors il poussa le corps de Casse-pattes dans la rivière.

« Ça fume », fit l’un des mariniers, le doigt tendu.

Ma foi, oui, de la fumée s’échappait au milieu du chargement de barils.

« C’est l’baril de poudre ! » s’écria l’un d’eux.

Et toute l’équipe de prendre ses jambes à son cou pour s’éloigner de l’explosion, mais Mike Fink, lui, riait, riait. Il s’approcha des barils et commença de les déplacer, de les hisser sur le débarcadère, de les décharger, jusqu’à ce qu’il arrive, au milieu de la cargaison, à un tonnelet d’où émergeait une mèche. Mais celui-là, il ne le prit pas entre les mains. Il le bascula du talon puis le fit tant bien que mal rouler jusqu’à la partie dégagée sur le pourtour du bateau.

Les hommes étaient maintenant revenus voir de quoi il retournait, puisqu’en fin de compte Mike Fink n’avait pas l’air de vouloir sauter. « Une hachette », héla Mike, et l’un des gars lui lança celle qu’il portait dans une gaine à sa ceinture. Il fallut plusieurs coups bien appliqués, mais le dessus du baril finit par voler en éclats, et tout un nuage de vapeur s’en échappa. L’eau, à l’intérieur, était si chaude qu’elle bouillait encore.

« Alors c’était pas d’la poudre, c’est ça ? » demanda l’un des gars. Pas une lumière, celui-là, mais les mariniers n’étaient guère réputés pour leur cervelle.

« Oh, c’en était, d’la poudre, quand il l’a portée à bord, dit Mike. Là-bas, en Suskwahenny. Mais vous croyez pas qu’Mike Fink allait descendre tout l’Hio sus l’même bateau qu’un baril de poudre avec une mèche plantée dedans, hein ? »

Puis il bondit du bateau pour monter sur le débarcadère et beugla à tue-tête, si fort qu’on l’entendit distinctement dans l’enceinte de la palanque, si fort que la chaîne de seaux s’arrêta le temps de l’écouter :

« J’m’appelle Mike Fink, vous autres, et j’suis l’plus fumier, l’plus dégueulasse fils d’alligator qu’a jamais arraché la tête d’un bison avec les dents ! J’bouffe des oreilles de bonshommes au p’tit déjeuner et des oreilles d’ours au dîner, et quand j’ai soif j’suis capable d’assécher les chutes du Niagara. Quand j’pisse, les genses ils embarquent sus leurs bateaux plats pour se r’trouver cinquante milles plus loin, et quand j’pète, les Français ils mettent l’air en bouteilles pour le vendre comme parfum. J’suis Mike Fink, ça, c’est mon bateau, et si vous autres, mes p’tits salauds, vous arrivez à m’éteindre c’te feu, y aura une pinte de whisky gratis pour tout l’monde ! »

Ensuite Mike Fink emmena ses hommes se joindre à la chaîne de seaux, et ils calmèrent l’incendie jusqu’à ce que la pluie vienne l’éteindre.

Cette nuit-là, si tous les soldats buvaient et chantaient, Mike Fink, lui, se tenait bien droit sur sa chaise, sobre comme un chameau, bien aise de travailler enfin dans le commerce du whisky pour son propre compte. À présent, il ne restait plus auprès de lui qu’un seul des mariniers, le plus jeune, qui lui vouait une espèce d’admiration. Le gars restait assis là, à jouer avec la mèche d’un certain baril de poudre.

« C’te mèche-là, elle a pas été allumée, dit-il.

— Non, m’est avis qu’non, dit Mike Fink.

— Ben alors, comment qu’elle s’est mise à bouillir, l’eau ?

— M’est avis que l’Casse-pattes, l’avait plus d’un tour dans son sac. M’est avis que l’Casse-pattes, l’est pas étranger au feu qu’a pris dans l’fort.

— Tu l’savais, hein ? »

Fink secoua la tête. « Dame non, j’ai d’la chance. J’suis un vrai chanceux. J’sens les choses, c’est comme ça qu’j’ai senti l’baril de poudre, et j’fais ce que j’sens que j’dois faire.

— Comme qui dirait un talent ? »

Pour toute réponse, Fink se leva et baissa son pantalon. Là, sur sa fesse gauche, s’étalait un tatouage hexagonal, peu rassurant. « Ma maman m’a fait marquer ça quand j’avais même pas un mois. Elle disait que ça m’protégerait et que j’vivrais jusqu’au bout d’ma vie naturelle. » Il pivota et montra son autre fesse. « Et çui-là, qu’elle disait, il allait m’aider à faire fortune. J’savais pas comment ça d’vait marcher, et elle est morte avant de me l’apprendre, mais à c’que j’crois, ça m’porte chance. C’est comme si ça m’disait quoi faire. » Il eut un grand sourire. « Me v’là avec un bateau, asteure, et un chargement d’whisky, non ?

— Est-ce que l’gouverneur va vraiment te donner une médaille par rapport que t’as tué Casse-pattes ?

— Ben, pour lui avoir mis la main d’sus, toujours bien, ça m’en a l’air.

— Mais j’crois pas qu’ça dérange le ’vemeur que Casse-pattes, il soye mort.

— Dame non, dit Fink. M’est avis qu’non. L’verneur et moi, on est bons amis, asteure. Il dit qu’il a de l’ouvrage que seul un gars comme moi peut faire. »

Le marinier le regarda, de l’adoration dans ses yeux de dix-huit ans. « J’peux t’aider ? J’peux venir avec toi ?

— Tu t’es déjà battu ?

— Des tas de fois !

— T’as déjà arraché une oreille avec tes dents ?

— Non, mais j’ai déjà arraché un œil, un coup.

— Les yeux, c’est facile. Ça vient tout seul.

— Et j’ai donné un coup d’boule dans la tête d’un gars, l’a perdu cinq dents. »

Fink considéra la proposition quelques secondes. Puis il sourit et opina. « Sûr, tu t’en viens avec moi, mon gars. Quand j’en aurai fini, y aura pas d’homme, de femme ou de drôle à cent milles de c’te rivière qui connaîtra pas mon nom. Est-ce que t’en doutes, mon gars ? »

Le gars n’en doutait pas.

Au matin, Mike Fink et son équipage poussèrent au large, vers la rive sud de l’Hio, leur bateau plat chargé d’un chariot, de quelques mules et de huit barils de whisky. Leur but : un brin de commerce avec les Rouges.