Dans l’après-midi, le gouverneur Harrison enterra les restes carbonisés de sa seconde épouse et de leur petit garçon qui avaient eu le malheur de se trouver ensemble dans la nursery ; on habillait l’enfant de son petit uniforme de parade au moment où la pièce était devenue la proie des flammes.
Un feu dans sa maison, qu’aucune main n’avait allumé, qui lui avait enlevé ce qu’il aimait le plus et qu’aucun pouvoir sur terre n’était en mesure de lui ramener.
VII
Les captifs
Alvin Junior ne se sentait jamais petit, sauf quand il se retrouvait à califourchon sur un gros cheval. Il n’était pas mauvais cavalier, pour ça non, les chevaux et lui s’entendaient plutôt bien : eux ne le faisaient jamais tomber, et lui ne les fouettait jamais. C’était seulement que ses jambes faisaient presque le grand écart, et comme il montait avec une selle pour ce voyage, on avait dû percer de nouveaux trous dans le cuir et rehausser considérablement les étriers pour qu’il puisse y mettre les pieds. Al attendait impatiemment le jour où il serait une grande personne. Les autres pouvaient toujours le dire drôlement grand pour son âge, de l’avis d’Alvin ça comptait pour rien. Quand on a dix ans, être grand pour son fige, ça n’a rien à voir avec être grand tout court.
« J’aime pas ça, dit Fidelity Miller. J’aime pas laisser partir mes garçons au beau milieu de tous ces Rouges qui s’agitent. »
Maman se faisait tout le temps du tracas, mais elle avait de bonnes raisons pour ça. Al avait toujours été maladroit, il n’arrêtait pas d’avoir des accidents. Ça finissait par s’arranger, mais il s’en fallait souvent d’un cheveu. Le pire, ç’avait été quelques mois plus tôt, quand la nouvelle meule lui était tombée sur la jambe et l’avait salement cassée. Tous croyaient qu’il allait mourir, lui le premier. Et il aurait pu mourir pour de bon. Oh oui, il aurait pu. Même sachant qu’il avait le pouvoir de se guérir tout seul.
Depuis la fameuse nuit où l’homme-lumière était venu le voir, quand il avait six ans, jamais Al n’avait employé son talent pour se venir lui-même en aide. Tailler la pierre pour son père, ça, il avait le droit, parce que ça servait à tout le monde. Il laissait courir ses doigts sur la roche pour la reconnaître au toucher, pour trouver les lignes invisibles où elle se briserait, ensuite il la faisait se détacher suivant l’ordre de rupture qu’il avait fixé ; et la pierre venait, comme il fallait, comme il l’avait demandé. Mais jamais pour son compte personnel.
Plus tard, en voyant sa jambe cassée et la peau arrachée, tout le monde savait qu’il allait mourir. Et Al n’aurait jamais utilisé son talent à réparer les choses pour se guérir lui-même, il n’aurait jamais essayé s’il n’y avait eu Mot-pour-mot. Mot-pour-mot lui avait demandé : « Pourquoi tu ne répares pas ta jambe tout seul ? » Al lui avait alors parlé de ce qu’il n’avait encore jamais raconté à personne : de l’homme-lumière. Et Mot-pour-mot l’avait cru, il n’avait pas pensé qu’il était fou ou qu’il avait rêvé. Il avait poussé Al à réfléchir, très fort, à retrouver les paroles de l’homme-lumière. Et Al les avait retrouvées, pour s’apercevoir que c’était lui-même qui avait décidé de ne jamais se servir de son talent à son profit. L’homme-lumière avait seulement dit : « Guéris tout. »
Tout guérir. Et alors, ce « tout » n’englobait-il pas sa jambe ? Il l’avait donc réparée, du mieux possible. Ça n’avait pas été aussi simple que ça, mais en définitive il s’était servi de son pouvoir, avec l’aide de sa famille, pour se guérir.
Voilà pourquoi il avait survécu.
Durant ces journées il avait regardé la mort en face et n’avait pas eu aussi peur qu’il l’aurait cru. Allongé sur son lit, tandis que la mort s’infiltrait dans son os, il s’était mis à considérer son corps comme une cabane, un abri où il vivait par mauvais temps en attendant que sa maison se construise. Comme les cahutes que s’édifiaient les nouveaux colons jusqu’à ce qu’ils possèdent une vraie maison en rondins, convenablement bâtie. Et s’il mourait, ça ne serait pas du tout affreux. Seulement différent, peut-être même mieux.
Aussi, lorsque m’man se mit à faire des discours sur les Rouges, sur les dangers du voyage – ils pourraient se faire tuer –, il n’y attacha pas d’importance. Non qu’il lui donnait tort, mais parce que ça lui était égal de mourir.
Enfin, non, pas vraiment. Il avait des tas de choses à faire, même s’il ne savait pas encore lesquelles, alors il serait embêté s’il mourait. Il n’avait pas l’intention de mourir, dame non. Mais ça ne lui faisait pas peur comme aux autres gens.
Mesure, le grand frère d’Al, essayait de calmer m’man avant qu’elle se mette dans tous ses états. « Ça s’passera bien, maman, disait-il. Les troubles, ils ont tous lieu dans l’Sud, et on voyagera sus de bonnes routes jusqu’au bout.
— Toutes les semaines y a des genses qui disparaissent sus ces bonnes routes-là, répliqua-t-elle. Les Français, là-haut à Détroit, ils achètent les scalps, ils arrêtent pas, c’que font Ta-Kumsaw et ses sauvages, c’est l’cadet d’leurs soucis, suffit d’une flèche pour vous tuer…
— M’man, fit Mesure. Si t’as peur qu’les Rouges ils nous attrapent, ça devrait t’rassurer qu’on s’en aille. J’veux dire par là, y a dix mille Rouges au moins qui vivent à Prophetville, sus l'aut’bord d’la rivière. C’est la plus grande ville à l’ouest de Philadelphie asteure, et y a qu’des Rouges dedans. Aller vers l’est, c’est s’éloigner des Rouges…
— Ce Prophète borgne, il m’inquiète pas, dit-elle. Il parle jamais de tuer. J’pensais seulement qu’vous devriez pas…
— C’que tu penses, c’est pas important », dit p’pa.
M’man se retourna vers lui. Il était allé donner à manger la pâtée aux cochons, derrière la maison, et il revenait dire au revoir. « Me raconte pas que c’est pas important c’que j’p…
— C’que j’pense, moi, c’est pas important non plus. C’est pas important c’que tout l’monde pense, et tu l’sais.
— Alors j’vois pas pourquoi l’bon Dieu, il nous a donné une cervelle, par le fait, si c’est comme ça, Alvin Miller !
— Al s’en va dans l’Est, à la rivière Hatrack, pour être apprenti forgeron, dit p’pa. Il me manquera, il te manquera, l’gamin manquera à tout l’monde, sauf p’t-être au révérend Thrower, mais les papiers sont signés et Al junior va y aller. Alors, au lieu de rabâcher que tu veux pas qu’ils partent, dis au revoir aux garçons, embrasse-les et fais-leur signe de s’mettre en route. »
Si p’pa avait été du lait, le regard que lui jeta m’man l’aurait fait cailler sur place. « J’embrasserai mes garçons et j’leur frai signe de s’mettre en route, dit-elle. J’ai pas b’soin que tu me l’dises. J’ai pas b’soin que tu m’dises quoi qu’ce soit.
— M’est avis qu’non, fit p’pa. Mais j’te l’dirai tout d’même et j’gage que tu me l’revaudras, comme t’as toujours fait. » Il tendit la main pour serrer celle de Mesure, lui dire au revoir à la manière d’un homme. « Tu l’conduis là-bas sain et sauf et tu t’en r’viens aussitôt, lui dit-il.
— Tu sais bien qu’oui, fit Mesure.
— Vot’maman a raison, y a du danger partout sus la route, alors ouvrez l’œil. Tu portes bien ton nom, t’as des yeux perçants, eh bien, sers-t’en.
— Oui, p’pa. »
M’man dit à son tour au revoir à Mesure pendant que p’pa venait trouver Alvin. Il lui donna une bonne claque cuisante sur la jambe et lui serra la main, à lui aussi ; c’était agréable, p’pa le traitait comme un homme, pareil que Mesure. Peut-être que s’il n’avait pas été assis sur un cheval, p’pa lui aurait ébouriffé les cheveux comme à un petit garçon, mais peut-être que non, après tout, alors il se sentait quand même un grand.