« Les Rouges, ils m’font pas peur », dit Alvin. Il parlait tout doucement pour que m’man n’entende pas. « Mais j’aurais bien voulu pas être forcé d’partir.
— Je l’sais, Al, dit p’pa. Mais il le faut. Pour ton bien. »
Puis la figure de p’pa prit cette expression triste et lointaine qu’Al junior avait déjà vue plus d’une fois sans la comprendre. P’pa était un homme bizarre. Il avait fallu beaucoup de temps pour qu’Al s’en aperçoive, car pendant toute sa petite enfance, p’pa avait été p’pa, et il n’avait pas cherché plus loin.
Maintenant Al était plus vieux, et il commençait à comparer son père aux autres hommes alentour. Armure-de-Dieu Weaver, par exemple, l’homme le plus éminent de la ville, qui parlait sans arrêt de paix avec l’homme rouge, de partager le pays avec lui, d’établir des cartes des terres rouges et des terres blanches… tout le monde l’écoutait avec respect. Personne n’écoutait p’pa comme ça, en accordant beaucoup de sérieux à ses paroles, peut-être en discutant un peu, mais en considérant ses déclarations comme importantes. Et le révérend Thrower, avec sa façon de parler instruite et prétentieuse, qui vociférait depuis sa chaire sur la mort, la résurrection, les flammes de l’enfer et les récompenses du paradis, tout le monde l’écoutait, lui aussi. Pas de la même manière qu’ils écoutaient Armure, parce que c’était toujours à propos de religion et que ça n’avait rien à voir avec des choses futiles comme le travail de la ferme, les corvées et la vie des gens. Mais avec respect.
Quand p’pa causait, les gens l’écoutaient, pour ça oui, mais des fois ils se moquaient. « Oh là, Alvin Miller, t’en a d’bonnes, toi ! » Al s’en apercevait, et au début ça le mettait en colère. Mais il s’était rendu compte que lorsque les gens se trouvaient dans le tracas et qu’ils avaient besoin d’un coup de main, ils n’allaient pas trouver le révérend Thrower, dame non, et ils n’allaient pas trouver Armure-de-Dieu, parce que ni l’un ni l’autre ne s’y connaissait tant que ça pour résoudre le genre de problèmes qui se posaient régulièrement aux fermiers. Thrower pouvait leur dire comment échapper à l’enfer, mais pour ça fallait attendre de mourir, et Armure pouvait leur dire comment rester en paix avec les Rouges, mais ça, c’était de la politique, sauf en cas de guerre. Quand ils se querellaient pour une limite de terrain ou qu’ils ne savaient pas quoi faire d’un gamin que les raclées n’empêchaient pas de répondre à sa mère, quand les charançons se mettaient dans leur maïs de semence et qu’ils n’avaient rien à planter, c’est Al Miller qu’ils venaient trouver. Et lui leur donnait son point de vue, rarement plus de quelques mots, puis ils repartaient en secouant la tête : « Oh là, Alvin Miller, t’en as d’bonnes, toi ! » Mais ils faisaient ensuite comme il avait dit, ils fixaient la limite du terrain et montaient un muret de pierre ; ils laissaient leur effronté de garçon quitter la maison et se placer comme journalier chez un fermier voisin ; et à la saison des plantations, une demi-douzaine de gens arrivaient chez eux avec des sacs de semences « en surplus », parce qu’Al Miller avait signalé qu’ils pourraient se trouver à court.
Quand Alvin junior comparait son papa aux autres hommes, il savait qu’il était bizarre, il savait qu’il faisait des choses pour des raisons connues de lui seul. Mais il savait aussi qu’on pouvait lui faire confiance. Les gens honoraient de leur respect Armure-de-Dieu et le révérend Philadelphia Thrower, mais ils faisaient confiance à Alvin Miller.
Al junior aussi. Il faisait confiance à son papa. Il avait beau ne pas vouloir quitter la maison, il avait beau, ayant frôlé la mort de si près, penser que l’apprentissage et toutes ces balivernes, c’était une perte de temps – est-ce que son métier, ça comptait tellement ? est-ce qu’il y aurait des forgerons au ciel ? – il savait pourtant que si p’pa avait décrété que, pour son bien, il lui fallait partir, alors Al partirait. Comme les gens convaincus que si Miller conseillait : « Fais donc ça, et ça va marcher », alors il n’y avait plus qu’à s’y mettre, et ça marcherait comme il l’avait dit.
Il avait annoncé à p’pa qu’il ne voulait pas partir ; p’pa avait répondu : « Pars tout d’même, c’est pour ton bien. » Alvin junior n’avait pas eu besoin d’en entendre davantage. Il avait hoché la tête et fait ce que souhaitait p’pa, non parce qu’il manquait d’estomac, qu’il avait la trouille de son père comme les autres garçons du voisinage. Mais parce qu’il le connaissait assez pour se fier à son jugement. Pas plus compliqué que ça.
« Tu vas m’manquer, p’pa. » Et alors il fit une chose complètement idiote, un geste qu’il ne se serait jamais permis s’il avait pris le temps d’y réfléchir une seconde. Il baissa la main et ébouriffa les cheveux de son père. Au même instant, il songea : « P’pa va m’flanquer la raclée par rapport que je l’traite comme un gamin ! » P’pa haussa les sourcils, puis il leva le bras et attrapa le poignet d’Al junior. Mais ses yeux se mirent alors à pétiller ; il éclata de rire et dit : « M’est avis que pour c’te fois, ça passe, fils. »
P’pa riait encore quand il recula et laissa la place à m’man pour qu’elle fasse ses adieux. Elle avait les larmes qui lui coulaient sur la figure, mais elle ne lui énuméra pas la liste de dernière minute des « fais ci » et « fais pas ça » à laquelle avait eu droit Mesure. Elle lui embrassa seulement la main et s’y accrocha, avant de le regarder dans les yeux et de lui dire : « Si j’te laisse partir aujourd’hui, j’te verrai jamais plus avec mes yeux terrestres, pour le restant d’mes jours.
— Non, m’man, dis pas ça, lui répondit-il. Il va rien m’arriver d’mal.
— Souviens-toi d’moi, c’est tout, fit-elle. Et garde l’amulette que j’t’ai donnée. Porte-la tout l’temps sus toi.
— C’est pour quoi faire ? demanda-t-il en la ressortant de sa poche. J’connais pas ce genre-là.
— T’occupe pas d’ça, tu la gardes tout l’temps sur toi.
— Oui, m’man. »
Mesure poussa son cheval à la hauteur d’Al junior. « On f’rait mieux d’partir, asteure, dit-il. C’est qu’on veut être loin, dans des pays qu’on voit pas tous les jours, quand on ira s’coucher c‘soir.
— Surtout pas, dit p’pa, l’air sévère. On a prévu d’vous faire rester chez les Peachee ce soir. En une journée, ça suffit bien d’vous rendre jusque-là. J’tiens pas à c’que vous passiez une nuit dehors quand c’est pas nécessaire.
— Bon, bon, fit Mesure, mais faut au moins qu’on y soye avant l’dîner.
— Alors allez-y, dit m’man. Allez-y, les garçons. »
Ils s’étaient seulement éloignés d’une perche que p’pa les rattrapa en courant et empoigna le cheval de Mesure puis celui d’Al junior par la bride. « Les garçons, n’oubliez pas ! Traversez les rivières par les ponts. Vous m’entendez ? Seulement par les ponts ! Y a des ponts sus toutes les rivières de c’te route entre icitte et la Hatrack.
— J’connais, p’pa, dit Mesure. J’ai donné la main à tous les construire, t’sais.
— Prenez-les ! C’est tout c’que j’dis. Et s’il pleut, vous vous arrêtez, vous trouvez une maison et vous vous arrêtez, vous m’entendez ? J’veux pas qu’vous restiez dehors s’il tombe de l’eau. »
Ils promirent tous les deux très solennellement de ne pas s’approcher de quoi que ce soit de mouillé. « On évitera même de s’tenir en aval des chevaux quand ils lâch’ront les écluses », dit Mesure.