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P’pa le menaça du doigt. « Rigole pas avec ça », dit-il.

Ils se mirent enfin en route, sans un regard en arrière parce que ça portait malheur, et conscients que p’pa et m’man s’étaient dépêchés de rentrer dans la maison avant qu’ils soient hors de vue, parce que ça rendait la séparation plus longue de regarder partir les gens, et si on les regardait jusqu’à ce qu’ils disparaissent, alors quelqu’un risquait de mourir avant qu’on les revoie. M’man prenait ça très au sérieux. Rentrer très vite, c’était tout ce qu’elle pouvait encore faire pour contribuer à protéger ses garçons durant le voyage.

* * *

Al et Mesure firent une halte dans une langue de forêt entre les fermes des Hatch et des Bjomson, là où la dernière tempête avait à moitié abattu un arbre en travers de la route. Ils pouvaient passer sans difficulté, parce qu’ils étaient à cheval, mais on ne laisse pas derrière soi pareil obstacle à la charge des voyageurs suivants. Ce serait peut-être quelqu’un dans un chariot, pressé de rentrer chez lui avant une nuit d’orage, qui passerait par ici et trouverait la route bloquée. Ils firent donc halte et mangèrent le déjeuner que m’man leur avait empaqueté, puis ils se mirent à l’ouvrage avec leurs hachettes pour trancher les quelques torons distendus de bois encore attachés au tronc déchiqueté. Ils regrettèrent de ne pas avoir de scie bien avant d’en avoir terminé, mais on n’emporte pas avec soi ce genre d’outil pour un voyage à cheval de trois cents milles. Des vêtements de rechange, une hachette, un couteau, un mousquet pour la chasse, de la poudre et du plomb, une longueur de corde, quelques babioles diverses et des amulettes afin de conjurer et repousser les dangers. Pour en transporter davantage, il aurait fallu un chariot ou une bête de somme.

Une fois le tronc dégagé, ils y attelèrent les deux chevaux et le tirèrent hors du chemin. Une opération pénible qui les mit en nage, car les chevaux n’avaient pas l’habitude de travailler en équipe et ils se gênaient l’un l’autre. Sans compter l’arbre qui n’arrêtait pas de s’accrocher à eux et qu’ils devaient continuer de faire rouler en même temps qu’ils en coupaient les branches. Évidemment, Al n’ignorait pas qu’il aurait pu utiliser son talent pour modifier le bois de l’arbre, à l’intérieur, pour qu’il se fende où il fallait. Mais ça n’aurait pas été bien, il le savait. L’homme-lumière ne l’aurait pas permis ; ça n’aurait été que pur égoïsme, pure paresse de sa part, ça n’aurait rien apporté à personne. Alors il tailla, tira et transpira aux côtés de Mesure. Et ce n’était pas si terrible. C’était un bon travail. Une fois terminé, il ne leur avait pas pris plus d’une heure. Du temps bien employé.

Ils discutèrent un peu tout en travaillant, bien sûr. Une partie de la conversation tourna autour des histoires qui se racontaient sur les massacres des Rouges dans le Sud. Mesure restait plutôt sceptique.

« Oh, j’les ai entendues, ces histoires-là, mais celles qui causent de tueries, c’est que des on-dit de on-dit. Les ceusses qui ont vraiment vécu là-bas et qui s’sont ensauvés, tout ce qu’ils racontent, c’est que Ta-Kumsaw est venu rafler leurs cochons et leurs poules, rien d’autre. Y en a pas un qu’a vu des flèches voler ou du monde se faire tuer. »

Al, à dix ans, avait davantage tendance à croire ces histoires-là, plus il coulait de sang, meilleures elles étaient. « P’t-être que quand ils tuent quelqu’un, ils tuent toute la famille, comme ça y a plus personne de reste pour en causer.

— Réfléchis donc, Al. Ç’a pas d’sens. Ta-Kumsaw veut qu’tous les Blancs fichent le camp d’là-bas, pas vrai ? Donc il veut leur flanquer la frousse pour qu’ils fassent leurs paquets et déguerpissent, pas vrai ? Alors, tu crois pas qu’il en laisserait un d’vivant pour tout raconter, s’il faisait des massacres ? Tu crois pas qu’on aurait au moins r’trouvé des cadavres ?

— Ben alors, elles viennent d’où, ces histoires ?

— D’après Armure-de-Dieu, Harrison raconte des inventions pour essayer d’monter tout l’monde contre les Rouges.

— Ben, il a pas pu inventer qu’ils ont mis l’feu à sa maison et à son fort. Les genses, ils ont bien vu que ç’avait brûlé, non ? Et il a pas pu inventer qu’on a tué sa femme et son p’tit garçon, quand même ?

— Ben oui, ’videmment que ç’a brûlé, Al. Mais c’est p’t-être pas les flèches enflammées de Ta-Kumsaw qu’ont mis l’feu. T’y as pensé ?

— L’gouverneur Harrison va pas brûler sa maison et tuer sa famille seulement pour monter l’monde contre les Rouges, dit Al. C’est complètement idiot. »

Et ils continuèrent ainsi d’échanger des idées sur les troubles dont on accusait les Rouges dans le sud de la région de la Wobbish ; c’était le principal sujet de conversation du pays, et comme personne n’avait de toute manière d’informations précises sur la question, un avis en valait bien un autre.

Sachant qu’ils ne se trouvaient pas à plus d’un demi-mille de deux fermes différentes, dans une contrée qu’ils visitaient quatre à cinq fois l’an depuis dix ans, il ne leur vint même pas à l’esprit qu’il y avait risque et qu’il fallait ouvrir l’œil. On néglige la prudence si près du but, même lorsqu’on vient d’évoquer des massacres de Rouges et de se raconter des histoires de meurtres et de tortures. N’importe comment, prudents ou non, ils n’auraient pas pu faire grand-chose. Al enroulait les cordes et Mesure sanglait les selles quand soudain ils se virent entourés d’une douzaine de Rouges. L’instant d’avant, il n’y avait rien d’autre que des grillons, des souris et des oiseaux par-ci, par-là, l’instant d’après des Rouges tout peinturlurés.

Il leur fallut pourtant quelques secondes pour éprouver de la peur. Des tas de Rouges vivaient à Prophetville, et qui venaient régulièrement faire du troc au magasin d’Armure-de-Dieu. Aussi Alvin parla-t-il avant même de les regarder. « Salut », fit-il.

Ils ne lui rendirent pas son salut. Ils s’étaient entièrement peint la figure.

« Ça, c’est pas des Rouges qui saluent, souffla Mesure. Ils ont des mousquets. »

Ce qui prouvait qu’il ne s’agissait pas de Rouges de Prophetville. Le Prophète enseignait à ses disciples de ne jamais utiliser les armes de l’homme blanc. Un véritable Rouge pouvait se passer de fusil pour chasser, parce que la terre connaissait son besoin et que le gibier s’approchait assez pour qu’on le tue à l’arc. Pour qu’un Rouge prenne un fusil, disait le Prophète, il fallait qu’il soit un meurtrier, et le meurtre appartenait à l’homme blanc. Voilà ce qu’il disait. À l’évidence, ces Rouges-là ne faisaient pas grand cas du Prophète.

Alvin en fixait un dans les yeux. Sa peur dut transparaître car une lueur passa dans le regard du Rouge qui eut un léger sourire. Le Rouge avança la main.

« Donnes-y la corde, dit Mesure.

— L’est à nous, c’te corde », protesta Al. Il n’avait pas refermé la bouche qu’il savait avoir proféré une idiotie. Il tendit les deux cordes.

Le Rouge prit les rouleaux, bien tranquillement. Il en jeta un, par-dessus la tête des jeunes Blancs, à un autre Rouge, puis toute la bande entreprit de les déshabiller, les laissant en sous-vêtements avant de leur attacher les mains dans le dos, si étroitement que ça leur tirait péniblement sur les articulations des épaules.

« Pourquoi ils veulent nos vêtements ? » demanda Al.

En réponse, l’un des Rouges le gifla brutalement en travers de la figure. Il dut aimer le son produit, car il le gifla une seconde fois. La douleur cuisante amena des larmes dans les yeux d’Al, mais il ne pleura pas, d’une part parce qu’il avait été surpris, d’autre part parce qu’il était en rage et ne voulait pas leur donner ce plaisir. L’idée des gifles séduisit les autres Rouges ; Mesure fut giflé à son tour, puis les deux garçons à la fois, à coups redoublés, jusqu’à ce qu’ils soient à moitié étourdis et que leurs joues se mettent à saigner, même à l’intérieur de la bouche.