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L’un des Rouges baragouina quelque chose, et on lui donna la chemise d’Al. Il entreprit de la lacérer avec son couteau et de la frotter contre la figure ensanglantée du jeune Blanc. Il ne devait pas encore y avoir assez de son sang sur le vêtement parce que le Rouge reprit son couteau et lui entailla le front d’un mouvement vif. Le sang jaillit ; une seconde plus tard, la douleur frappa Alvin qui, cette fois, éclata en sanglots. Il avait l’impression d’avoir le front ouvert jusqu’à l’os, et le sang lui coulait dans les yeux, l’empêchant de voir. Mesure leur hurla de laisser Al tranquille, mais il ne fallait pas y compter. Tout le monde savait que lorsqu’un Rouge commençait à jouer du couteau, la mort était au bout.

Dès l’instant où ils entendirent les pleurs d’Al et virent couler le sang, les Rouges se mirent à rire et à pousser de petits cris joyeux. Cette bande était en quête d’un mauvais coup, et Al se rappela toutes les histoires qu’il avait entendu raconter. La plus connue probablement se rapportait à Dan Boone, un gars de Pennsylvanie qui avait voulu s’établir quelque temps dans les Colonies de la Couronne. Ça remontait à l’époque où les Cherrikys se battaient contre l’homme blanc. Un beau jour, le petit garçon de Dan Boone fut enlevé. Boone se trouvait à moins d’une demi-heure derrière les Rouges. Ce fut comme s’ils jouaient avec lui. Ils s’arrêtaient et taillaient des morceaux dans la chair de l’enfant, ou ils lui crevaient un œil, quelque chose de douloureux qui le faisait crier. Boone entendait les cris de son fils, et il les suivait, accompagné de ses voisins, tous armés de mousquets et à moitié fous de rage. Ils arrivaient à l’endroit où l’on avait torturé le garçon, mais les Rouges étaient partis, pas l’ombre d’une trace dans les bois, et alors ils entendaient un nouveau cri. Vingt milles ils parcoururent, et finalement, à la tombée de la nuit, ils découvrirent le jeune garçon qui pendait à trois arbres différents. On racontait que Boone n’avait jamais oublié, que par la suite il ne pouvait plus regarder un Rouge dans les yeux sans penser aux vingt milles de ce jour-là.

C’était maintenant au récit de cette même journée qu’Alvin pensait, lui aussi, en entendant rire les Rouges, en éprouvant la douleur, qui n’était qu’un avant-goût des douleurs à venir car, s’il ignorait ce que cherchaient ces Rouges-là, il savait qu’ils allaient commencer par la mort de deux garçons blancs, quitte à faire un peu de bruit en cours de route. Reste calme, se dit-il à lui-même. Reste calme.

Ils frottèrent sa chemise lacérée sur sa figure, ainsi que les vêtements déchiquetés de Mesure. Pendant qu’ils s’y employaient, Al se concentrait sur autre chose. La seule fois qu’il avait essayé de se guérir, c’était pour sa jambe écrasée, mais il l’avait fait allonger, il se reposait, il disposait de beaucoup de temps pour étudier la question, pour trouver son chemin jusqu’aux plus infimes lésions où les veines étaient coupées et les remettre en état, souder les chairs et les os. Mais aujourd’hui il avait peur, on le bousculait de droite et de gauche, il manquait de sérénité, de repos. Il parvint pourtant à trouver les grosses veines et artères, à les refermer. La dernière fois qu’ils lui passèrent une chemise sur la figure, son front ne dégoulinait plus de sang qui lui bouchait la vue. Il saignait encore, mais il ne coulait désormais qu’un filet, et Al releva la tête pour que le sang ruisselle le long de ses tempes et lui permette de rouvrir les yeux.

Ils n’avaient pas encore entaillé Mesure. Lui regardait Al, la mine abattue. Al connaissait assez son frère pour deviner à quoi il pensait : p’pa et m’man avaient confié Alvin à sa garde, et voilà qu’il faillissait à sa mission. C’était stupide de sa part de se sentir fautif. Les Rouges auraient pu surgir de même dans n’importe quelle cabane ou maison de la région, et personne n’aurait eu moyen de les arrêter. Si Al et Mesure n’étaient pas partis pour un long voyage, ils auraient très bien pu malgré tout se trouver sur cette même route, à ce même moment. Mais Al n’était pas en mesure de dire quoi que ce soit de tel à son frère, il ne pouvait que lui sourire.

Sourire et s’activer, de son mieux, à guérir sa blessure au front. Tout remettre dans son état normal. Il persista et trouva la tâche de plus en plus facile, tout en suivant les faits et gestes des Rouges.

Ils ne parlaient pas beaucoup. Ils semblaient parfaitement savoir ce qu’ils faisaient. Ils prirent les vêtements souillés de sang et les attachèrent aux selles. Puis, au couteau, l’un d’eux grava les lettres de « Ta-Kumsaw » sur un des sièges de selle et de « Prophète » sur l’autre. L’espace d’une seconde, Alvin fut étonné que l’homme sache écrire l’anglais, mais il le vit ensuite vérifier ses lettres, les comparer avec un papier qu’il avait replié dans la ceinture de son pagne. Un papier.

Puis, tandis que deux Rouges tenaient chacun des chevaux par la bride, un troisième leur donna des coups de couteau dans le flanc ; de petites coupures, pas si profondes que ça, mais de quoi les rendre fous de douleur, les faire regimber, ruer, se cabrer. Les chevaux renversèrent les hommes qui les tenaient et s’enfuirent, pour disparaître – comme l’avaient prévu les Rouges – sur la route qui les ramènerait à la maison.

Un message, voilà ce que c’était. Ces Rouges-là voulaient qu’on les poursuive. Ils voulaient que tout un tas de Blancs prennent leurs mousquets, leurs chevaux, et les poursuivent. Comme Daniel Boone dans l’histoire. Qu’ils suivent les cris. Qu’ils deviennent fous en entendant leurs enfants en train de mourir.

Alors Alvin décida sur-le-champ, même s’ils devaient y perdre la vie, que Mesure et lui ne laisseraient pas les Rouges faire endurer à leurs parents l’épreuve de Daniel Boone. Ils n’avaient pas la moindre chance de s’échapper. Même si Al se débrouillait pour que leurs liens se dénouent – rien de plus facile pour lui – il était impossible à deux jeunes Blancs de distancer des Rouges dans la forêt. Non, ces Rouges les tenaient bel et bien. Mais Al savait comment les empêcher de leur faire du mal. Et il en aurait le droit, il pourrait utiliser son talent parce que ça ne serait pas à son seul profit. Ce serait pour son frère et pour sa famille ; et il savait que ce serait aussi, bizarrement, pour les Rouges, parce que si le pire se produisait, si de jeunes Blancs se faisaient vraiment torturer à mort, alors il y aurait une guerre, il y aurait une vraie bagarre à outrance entre Rouges et Blancs, et des tas de gens mourraient des deux côtés. Tant qu’il ne tuerait personne, Al aurait donc le droit de se servir de son talent.

Les chevaux partis, les Rouges attachèrent des longes autour du cou d’Al et de Mesure. Puis ils tirèrent dessus pour faire avancer les prisonniers. Mesure était costaud, plus grand que n’importe lequel de leurs ravisseurs, si bien que pour les suivre il était obligé de se courber en avant. Il avait du mal à courir, et la longe le serrait. Al était tiré derrière lui, il voyait donc à quel traitement était soumis son frère, il l’entendait par moments s’étrangler. Mais ce fut un jeu d’enfant pour lui de pénétrer à l’intérieur de cette longe et de la détendre, de la détendre, de la détendre, jusqu’à la rendre lâche autour du cou de Mesure et assez longue pour qu’il puisse courir à peu près en position verticale. L’opération s’effectua si lentement que les Rouges ne s’en rendirent pas vraiment compte. Mais Al sentait qu’ils s’apercevraient bien assez tôt de son manège.

Tout le monde savait que les Rouges ne laissaient pas d’empreintes de pas. Et quand ils capturaient des colons, en général ils les portaient suspendus par les bras et les jambes comme des cerfs, pour que ces empotés de Blancs ne marquent pas le sol. Ces Rouges-là voulaient donc qu’on les suive, parce qu’ils n’empêchaient pas Al et Mesure de laisser des indices de leur passage à chacune de leurs foulées.