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Mais ils ne voulaient pas qu’on les retrouve trop facilement. Ce qui parut une éternité plus tard – au moins deux heures –, ils arrivèrent à un ruisseau et marchèrent quelque temps à contre-courant ; puis ils galopèrent un demi-mille ou peut-être le double avant de s’arrêter enfin dans une clairière et d’allumer un feu.

Pas de fermes dans les environs, mais ça ne voulait pas dire grand-chose. En ce moment, les chevaux étaient rentrés avec les vêtements tachés de sang, leurs entailles dans les flancs et les noms gravés sur les selles. En ce moment tous les colons blancs de la région amenaient leurs familles à Vigor Church, où quelques-uns d’entre eux les protégeraient pendant que les autres partiraient à la recherche des garçons disparus. En ce moment m’man était pâle de terreur, p’pa houspillait les hommes pour qu’ils se dépêchent.

— Allez, y a pas une minute à perdre, faut retrouver mes gars, si vous venez pas tout de suite, j’y vais tout seul ! Et les autres de répondre : « Calme-toi, calme-toi, tu pourras rien faire de bon tout seul. On va les attraper, tu penses bien. » Et personne d’admettre ce que tout le monde savait : qu’Al et Mesure, on pouvait les considérer comme morts.

Mais Al n’entendait pas finir dans le rôle du mort. Dame non. Il comptait bien s’arranger pour qu’ils restent tous les deux en vie, Mesure et lui.

Le feu qu’allumèrent les Rouges chauffait comme le diable, ça n’était sûrement pas pour cuisiner. Vu que le soleil brillait déjà avec ardeur, Al et Mesure se mirent à suer abondamment, même dans leurs sous-vêtements courts d’été. Ils suèrent encore davantage lorsque les Rouges leur découpèrent ce qui leur restait sur le dos, faisant sauter les boutons par devant et tailladant le tissu par derrière, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tout nus assis par terre.

C’est à peu près à ce moment-là que l’un des Rouges remarqua le front d’Alvin. Il prit une grosse poignée de sous-vêtements pour lui essuyer la figure et il frotta dur pour enlever le sang séché. Il se mit ensuite à baragouiner quelque chose aux autres. Ils se rassemblèrent tous pour l’observer. Puis ils examinèrent aussi le front de Mesure. Al savait, lui, ce qu’ils cherchaient. Et il savait qu’ils ne trouveraient pas. Parce qu’il s’était guéri le front sans laisser de cicatrice, aucune marque sur son visage. Et, comme de juste, aucune non plus sur celui de Mesure, puisqu’il n’avait pas eu de coupure. Les Rouges se posaient des questions.

Mais il ne fallait pas compter sur le talent d’Al à guérir les blessures pour les sauver, son frère et lui. C’était trop difficile, trop lent ; leurs ravisseurs seraient forcément plus rapides à taillader que lui à guérir, c’était comme ça. Il allait beaucoup plus vite quand il utilisait son talent sur la pierre ou le métal, par exemple ; à l’intérieur, c’était partout pareil ; la chair vivante, elle, c’était compliqué, avec toutes sortes de petits détails qu’il devait se mettre en tête avant d’intervenir et de tout reconstituer.

Aussi, lorsque l’un des Rouges s’assit devant Mesure, le couteau brandi, Al n’attendit pas qu’il blesse son frère. Il se représenta le couteau dans sa tête, l’acier de la lame – un couteau d’homme blanc, d’ailleurs ils portaient aussi des mousquets d’homme blanc. Il en trouva le tranchant, la pointe, et il l’aplatit, l’adoucit, l’arrondit.

Le Rouge posa le couteau sur la poitrine nue de Mesure et voulut couper. Mesure se raidit, dans l’attente de la douleur imminente. Mais le couteau ne marqua pas plus Mesure que s’il s’était agi d’une cuillère.

Al faillit éclater de rire en voyant le Rouge relever son couteau pour l’étudier et chercher à comprendre ce qui n’allait pas. Le Rouge le passa sur son doigt pour en éprouver le tranchant ; Al pensa le rendre alors aussi affilé qu’un rasoir, mais non, non, la règle c’était d’utiliser son talent pour faire le bien, pas le mal. Les autres s’attroupèrent pour regarder le couteau. Certains se moquèrent de son propriétaire, jugeant probablement qu’il n’en avait pas entretenu le fil. Mais Al en profita pour repérer toutes les autres lames d’acier en possession des hommes rouges et les émousser, les épointer. Après le traitement qu’il leur fit subir, ces couteaux-là n’auraient même pas entamé une cosse de pois.

Bien entendu, tous les autres sortirent leurs couteaux pour les essayer ; ils les firent glisser d’abord sur Al et Mesure, puis finalement braillèrent, hurlèrent, s’accusèrent entre eux et se disputèrent, sans doute pour déterminer le fautif.

Mais ils avaient un travail à finir, pas vrai ? Ils étaient censés torturer ces jeunes Blancs et les faire crier, ou du moins les mutiler assez horriblement pour qu’en trouvant les cadavres leurs parents ne songent plus qu’à se venger.

L’un des Rouges empoigna donc son vieux tommy-hawk de pierre et le brandit sous le nez d’Al en faisant des moulinets pour lui donner une bonne frousse. Al exploita ce répit pour ramollir la pierre, affaiblir le bois, détendre les lanières qui maintenaient l’ensemble. Lorsque le Rouge leva le tommy-hawk pour passer aux choses sérieuses, défoncer la tête d’Al par exemple, l’arme s’effrita dans sa main. Le bois était pourri jusqu’au cœur, la pierre tombait en gravier, et même les lanières avaient cédé, tout effilochées. L’homme rouge poussa un cri et fit un bond en arrière, comme mordu par un serpent à sonnettes.

Un autre, qui avait une hachette à lame d’acier, ne perdit pas de temps en vains moulinets ; il étendit la main de Mesure sur un caillou et abattit son arme pour lui trancher les doigts. Mais c’était pour Al un jeu d’enfant. N’avait-il pas taillé des meules entières quand il avait fallu ? La hachette retomba donc et tinta contre la pierre ; Mesure suffoqua à sa vue, certain qu’elle lui avait proprement sectionné les doigts ; mais lorsque le Rouge releva son arme, la main de Mesure était exactement comme avant, sans la moindre marque, tandis que la lame de la hachette s’ornait de creux en forme de doigts, comme si elle avait été faite dans une motte de beurre frais ou un pain de savon détrempé.

Et voilà les Rouges qui se mettent à brailler, à se regarder les uns les autres, la peur dans les yeux… la peur, mais aussi la colère devant les étrangetés qui leur arrivent. Alvin ne pouvait pas savoir, n’étant pas rouge, mais le pire pour eux, c’était de ne pas sentir de charmes, sorts ou talismans de Blancs comme ils en avaient l’habitude. Quand un homme blanc se servait d’un sortilège, ça heurtait leur sens de la terre ; une supplication, c’était une odeur infecte ; une protection, un bourdonnement quand on s’approchait. Mais ce que faisait Alvin ne créait aucune rupture, leur sens de l’organisation de la terre ne remarquait rien que de très normal. C’était comme si toutes les lois naturelles n’avaient plus cours pour eux ; l’acier devenait soudain mou et la chair dure, la pierre friable et le cuir fragile comme l’herbe. Ils ne voyaient pas en Al ou Mesure la cause de ces phénomènes. C’était une quelconque force naturelle la responsable, pour autant qu’ils pouvaient en juger.

Tout ce qu’Alvin voyait, lui, c’étaient leur frayeur, leur colère, leur confusion, ce qui lui faisait bien plaisir. Mais il ne se montait quand même pas la tête. Il était conscient des limites de ses capacités. En particulier avec l’eau ; s’il prenait envie aux Rouges de noyer les deux garçons, Al ne saurait pas comment les en empêcher ni comment sauver sa vie et celle de son frère. Il n’avait que dix ans et, lié par des règles qu’il ne comprenait pas, il n’avait pas saisi toutes les applications de son talent, ni son fonctionnement. Peut-être que son pouvoir était capable d’effets très spectaculaires, si seulement il savait comment opérer, mais voilà, il ne savait pas et n’accomplissait que des choses immédiatement à sa portée.