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Un point en sa faveur : ils ne pensèrent pas à la noyade. Mais ils pensèrent au feu. Ils y songeaient vraisemblablement depuis le début – à ce qui se racontait, pendant les guerres rouges, là-bas, en Nouvelle-Angleterre, on avait trouvé des victimes torturées, les pieds tout noirs au milieu des cendres refroidies d’un feu, qui avaient dû regarder se calciner leurs propres orteils jusqu’à ce que la douleur, le sang et la folie les achèvent. Alvin vit leurs ravisseurs alimenter le feu, ajouter des branches sèches pour qu’il flambe bien, il ignorait comment ôter la chaleur d’un feu, il n’avait jamais essayé. Il réfléchit donc aussi vite qu’il le put, et tandis que les Rouges empoignaient Mesure sous les aisselles pour le traîner vers les flammes, Al entra dans le bois qui brûlait et le disloqua, il le fit tomber en miettes, si bien qu’il se consuma à toute allure, d’un coup, en une flambée si rapide qu’elle produisit un claquement sonore et qu’une bouffée de lumière chaude et éclatante monta en l’air comme une flèche. Elle s’éleva si vite qu’elle déclencha un vent qui souffla de toutes les directions sur le foyer éteint, créant le temps d’une seconde ou deux une trombe dont le tourbillon aspira les cendres pour ensuite les envoyer voltiger en poussière et retomber à terre.

Et voilà, il ne restait plus rien du feu qu’un dépôt de poussière fine comme un voile sur toute la clairière.

Oh, les Rouges se mirent à hurler, sauter, trépigner, ils se frappèrent les épaules et la poitrine. Et pendant qu’ils gigotaient, comme à un enterrement irlandais, Al détendit les cordes qui les entravaient, Mesure et lui, en espérant sans trop y croire pouvoir quand même s’enfuir avant que parents et voisins ne les retrouvent et ne se mettent à tirer, à tuer et à se faire tuer.

Mesure sentit évidemment les cordes qui se relâchaient et lança un bref regard vers Alvin ; ce qu’il avait vu jusqu’à présent l’avait presque autant affolé que les Rouges. Bien entendu, il savait pertinemment qu’Alvin était derrière tout ça, mais ce n’était pas comme si son frère lui avait fait part de ses intentions… Il avait été pris au dépourvu au même titre que les autres. Il regarda donc Alvin et hocha la tête, tout en commençant à se tortiller les bras pour les libérer des cordes. Aucun des Rouges n’avait encore remarqué quoi que ce soit, alors peut-être qu’en s’élançant… peut-être aussi, mais peu probable, que dans leur désarroi les Rouges n’essayeraient même pas de les rattraper.

Mais à cet instant précis les événements prirent un tour nouveau. Un hululement s’éleva dans la forêt, aussitôt répété par trois cents chouettes, à ce qui semblait, en cercle autour de la clairière. L’espace d’un moment, à sa façon de regarder son petit frère, Mesure dut le soupçonner d’y être pour quelque chose ; les Rouges, eux, savaient de quoi il retournait, et ils arrêtèrent tout de suite leurs gesticulations. À la peur qu’il lisait sur leurs figures, Al se dit qu’il devait s’agir d’une bonne nouvelle pour son frère et lui, peut-être même des secours.

De la forêt, tout autour de la clairière, sortirent des dizaines puis des centaines de Rouges. Ceux-là portaient tous des arcs – pas un seul mousquet parmi eux – et d’après leurs vêtements et leurs coiffures, Al reconnut des Shaw-Nees, disciples du Prophète. En vérité, il s’attendait à tout sauf à ça. C’étaient des figures blanches qu’il voulait voir, non plus des rouges.

Un homme se détacha de la masse des nouveaux arrivants, un homme grand et fort, le visage dur et anguleux comme de la pierre, on aurait dit. Il jeta deux ou trois mots gutturaux, et aussitôt leurs ravisseurs se mirent à baragouiner, à bafouiller, à supplier. Comme une bande de gamins, songea Al : ils font quelque chose de défendu, ils le savent, puis le papa s’amène et les prend la main dans le sac. Ayant été lui-même quelquefois pris ainsi à mal faire, il éprouvait presque de la sympathie pour ses agresseurs, jusqu’à ce qu’il se rappelle la mort horrible qu’ils réservaient à leurs deux prisonniers. Ce n’est pas parce qu’ils s’en sortaient sans une égratignure, son frère et lui, que ces Rouges n’étaient pas coupables de mauvaise intention.

Puis un mot émergea au milieu de toutes les pleurnicheries… un nom : Ta-Kumsaw. Al regarda Mesure pour voir s’il avait entendu, et Mesure le regardait aussi, sourcils levés, posant la même question. Tous deux prononcèrent silencieusement le nom en même temps. Ta-Kumsaw.

Est-ce que ça voulait dire que c’était Ta-Kumsaw qui avait ordonné l’enlèvement ? Est-ce qu’il était en colère après les ravisseurs parce qu’ils avaient échoué dans leurs tortures, ou parce qu’ils avaient enlevé des jeunes Blancs ? Il ne fallait pas s’attendre à des explications de la part des Rouges, ça, c’était sûr. Al ne pouvait trouver de réponse que dans leurs actes. Les nouveaux Rouges confisquèrent tous les mousquets à ceux qui en portaient, puis emmenèrent la bande dans les bois. Seuls une douzaine de Rouges restèrent avec Al et Mesure. Parmi eux : Ta-Kumsaw.

« Ils disent que tu as des doigts d’acier », fit Ta-Kumsaw.

Mesure tourna les yeux vers Al pour le laisser répondre, mais Al ne trouvait rien à dire. Il n’avait pas du tout envie de raconter à ce Rouge ce qu’il avait fait. Ce fut donc Mesure qui répondit, en fin de compte ; il leva la main et agita les doigts. « Des doigts ben ordinaires, à c’qu’on dirait », fit-il.

Ta-Kumsaw tendit le bras et lui attrapa la main – il devait avoir une poigne ferme, puissante, parce que Mesure voulut se dégager et ne put y parvenir. « Peau d’acier, fit Ta-Kumsaw. Impossible de couper avec un couteau. Impossible de brûler. Des garçons faits de pierre. »

Il tira Mesure pour le relever et, de sa main libre, lui asséna une claque sur le bras. « Garçon de pierre, renverse-moi par terre !

— J’peux pas m’battre avec vous, dit Mesure. J’veux m’battre avec personne.

— Renverse-moi ! » ordonna Ta-Kumsaw. Il affermit sa prise, avança le pied et attendit que Mesure en fasse autant du sien pour que les deux se touchent Face à face, d’homme à homme, à la manière des jeux de Rouges. Seulement ce n’était pas un jeu, pas pour ces garçons qui venaient de voir la mort de près et n’avaient aucune garantie qu’elle ne les attendait pas au détour du chemin.

Al ne savait pas ce qu’il devait faire, mais il avait envie de continuer à utiliser son talent, il était bien parti pour ça. Ce fut donc presque sans penser aux conséquences qu’à l’instant précis où Mesure et Ta-Kumsaw commençaient à se pousser et à se tirer, il rendit le sol tout meuble sous les pieds du Rouge dont la poussée eut pour effet de l’envoyer cul par-dessus tête rouler dans la poussière.

Les autres Rouges, qui rigolaient et lançaient des blagues avant que la lutte ne commence, lorsqu’ils virent le chef suprême de toutes les tribus, l’homme dont le nom était connu de Boston à La Nouvelle-Orléans, lorsqu’ils le virent s’écraser par terre comme ça, eh bien, ils s’arrêtèrent de rire. À vrai dire, on n’entendait pas un bruit dans la clairière. Ta-Kumsaw se releva et regarda le sol en le grattant du pied. Il était maintenant bien ferme, évidemment. Mais il se déplaça de quelques pas, jusque sur l’herbe, et tendit à nouveau la main.

Cette fois Mesure avait un peu plus d’assurance et il voulut prendre la main tendue… mais à la dernière seconde, Ta-Kumsaw la retira brusquement. Il s’immobilisa ; il ne regardait pas Mesure, ni Al, ni personne, il regardait dans le vide, le visage dur, figé. Puis il se tourna vers les autres Rouges et lâcha une bordée de mots, crachant tous les s, les k et les x de la langue shaw-nee. Al et les autres enfants de Vigor Church s’amusaient à imiter la façon de parler des Rouges en prononçant par exemple : « Taka boxer skonce ekcité », ce qui les faisait rire à en avoir mal aux côtes. Mais ç’avait l’air moins drôle, le shaw-nee, dans la bouche de Ta-Kumsaw, et lorsqu’il eut fini de parler, Al et Mesure se retrouvèrent à nouveau tirés par leurs longes de cuir. Et quand leurs caleçons lacérés leur tombèrent sur les jambes et commencèrent à les faire trébucher, Ta-Kumsaw revint en arrière et les leur arracha pour mettre le tissu en lambeaux de ses mains nues, la figure tordue de rage. Pas plus Al que Mesure ne se sentit de signaler qu’ils étaient maintenant nus, enfin pas tout à fait puisqu’il leur restait encore la lanière autour du cou ; ce n’était apparemment pas le moment de se plaindre. Où Ta-Kumsaw les emmenait-il ? ils n’en avaient aucune idée, et comme ils n’avaient pas non plus le choix de la destination, il ne servait à rien de demander.