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Al et Mesure n’avaient jamais couru si longtemps ni si loin de toute leur vie. Heure après heure, mille après mille, sans jamais forcer l’allure, mais sans jamais s’arrêter non plus. De cette manière, un Rouge arrivait à voyager généralement plus vite à pied qu’un Blanc à cheval, sauf si le Blanc poussait son bidet au galop tout le long du chemin. Ce qui n’était pas très bon pour le bidet. Et les chevaux devaient rester sur des routes dégagées. Tandis que les Rouges… eux, ils n’avaient même pas besoin d’un sentier.

Al se rendit bien vite compte que courir dans les bois, ça n’était pas pareil pour les Rouges que pour Mesure et lui. Le seul bruit qu’il entendait, c’était celui des pieds de son frère et des siens frappant le sol. Al étant vers l’arrière de la troupe, il voyait comment ça se passait pour Mesure. Le Rouge qui tirait son frère repoussait une branche de la poitrine, et la branche se pliait pour lui dégager la voie. Mais l’instant d’après, quand Mesure voulait suivre, elle lui accrochait la peau et se brisait. Les Rouges posaient le pied sur des racines ou des brindilles, et il ne se produisait aucun craquement, rien ne leur griffait les chevilles ; Al le posait au même endroit, et il trébuchait, manquait s’affaler, tandis que la lanière lui pénétrait dans le cou ; ou la brindille se cassait en claquant sous son pied nu, ou l’écorce rugueuse de la racine lui déchirait la peau. Al, parce qu’il n’était qu’un jeune garçon, marchait la plupart du temps pieds nus, et ses plantes s’étaient durcies à la longue. Mais Mesure portait des bottes d’adulte depuis quelques années à présent, et Al constatait qu’au bout de peut-être un demi-mille son frère saignait.

Il se dit qu’il pouvait au moins aider les pieds de son frère à guérir. Il entreprit donc de chercher son chemin dans le corps de Mesure, comme il l’avait cherché dans la pierre, l’acier et le bois. Mais le faire tout en courant… difficile de se concentrer. Et la chair vivante, c’était très compliqué.

Al n’était pas du genre à renoncer. Non, il essaya une autre méthode. Comme c’était de courir qui l’empêchait de se concentrer, il cessa d’y penser. Il ne regarda plus le sol. Il n’essaya plus de poser le pied au même endroit que le Rouge devant lui, il n’y pensa plus du tout. À la façon dont on coupe la mèche d’une lampe à huile, il coupa sa propre mèche, comme on dit ; ses yeux ne regardèrent plus rien, il ne pensa plus à rien, il laissa son corps agir comme on laisse un animal de compagnie décider et se débrouiller tout seul.

Il ne savait pas qu’il employait la même méthode que les sourciers, quand ils laissent leur fluide sortir de leur tête et se déplacer à sa guise. Et pourtant c’était différent, car aucun sourcier n’avait jamais essayé d’opérer en courant, une lanière de cuir autour du cou.

Mais à présent il n’éprouvait plus aucune difficulté à entrer dans le corps de Mesure, à trouver les chairs abîmées, les coupures qui lui ensanglantaient les pieds, la douleur dans ses jambes, le point à son côté. Guérir les pieds, les endurcir, leur donner un cal, c’était assez facile. Pour le reste, Al sentit que l’organisme de Mesure réclamait qu’il respire davantage, plus profondément, plus vite ; il entra donc dans ses poumons, il les désencombra, les dégagea jusque dans les moindres recoins. Maintenant, quand Mesure inspirait, son corps en profitait davantage, comme s’il buvait jusqu’à la dernière bonne goutte de chaque bolée d’air. Al ne comprenait même pas la moitié de ce qu’il faisait, mais il savait que ça marchait parce que la douleur commençait à se calmer dans le corps de Mesure, son frère se fatiguait moins, il ne cherchait plus son souffle.

Lorsqu’il revint à lui-même, Al remarqua que pendant tout le temps qu’il avait aidé Mesure, il n’avait pas posé le pied sur une brindille qui se serait cassée, pas plus qu’il ne s’était fait fouetter par une branche pleine d’épines qui se serait rabattue après le passage du Rouge devant lui. Mais maintenant, plus que jamais il se cognait, trébuchait et se piquait. Il conclut aussitôt que rien n’avait en réalité changé et qu’il n’y avait guère prêté attention parce qu’il ne s’occupait pas vraiment de lui-même. À l’instant où il parvenait à s’en convaincre, où il se mettait à y croire, il s’aperçut aussi que les sons du monde avaient changé. En ce moment, ils se résumaient à des respirations, des pieds pâles martelant le sol ou bruissant sur de vieilles feuilles mortes. Le cri d’un oiseau de temps en temps, une mouche qui bourdonne. Rien de remarquable, sauf qu’Al se souvenait parfaitement bien, pendant qu’il guérissait Mesure, avoir entendu autre chose, une sorte de musique, comme une… musique verte. Ça alors, ça ne voulait rien dire. La musique, elle ne pouvait pas avoir de couleur, c’était complètement idiot. Al chassa donc cette idée de son esprit, il n’y pensa plus. Pourtant, il avait beau ne pas y penser, il avait envie de l’entendre à nouveau. L’entendre, la voir, la sentir, n’importe quoi mais qu’elle revienne.

Un petit détail encore. Jusqu’à ce qu’il fût sorti de lui-même pour aider Mesure, son corps n’était pas non plus très vaillant ; il était même au bord de l’épuisement. Mais à présent il se sentait en pleine forme, tout fonctionnait bien, il respirait à pleins poumons, ses bras et ses jambes donnaient l’impression de ne jamais pouvoir se fatiguer, aussi robustes dans leur mouvement que les arbres dans leur immobilité. Peut-être bien qu’en guérissant Mesure il s’était aussi d’une certaine façon guéri lui-même… Mais il n’y croyait pas vraiment, parce qu’il savait toujours ce qu’il faisait et ne faisait pas. Non, dans l’idée d’Alvin junior, son corps allait mieux pour une autre raison. Et cette autre raison, soit elle participait de la musique verte, soit elle la créait, soit les deux découlaient d’autre chose encore. Autant qu’Al pouvait en juger.

À courir comme ça, Mesure et lui n’eurent pas l’occasion de se parler avant la tombée de la nuit, lorsqu’ils arrivèrent dans un village de Rouges, dans la boucle d’une rivière profonde et noire. Ta-Kumsaw les conduisit au beau milieu du village, puis il s’en alla, les laissant seuls. La rivière coulait juste en bas de la pente auprès d’eux… peut-être une centaine de yards de sol herbeux.

« Tu crois qu’on peut atteindre c’te rivière sans qu’ils nous attrapent ? chuchota Mesure.

— Non, répondit Al. Et pis j’sais pas nager, n’importe comment. P’pa m’a jamais laissé m’approcher de l’eau. »

Alors les femmes et les enfants rouges sortirent tous des huttes de branchages et de boue où ils habitaient pour montrer du doigt les deux Blancs tout nus, un homme et un jeune garçon, pour se moquer d’eux et leur jeter des mottes de terre. Au début, Al et Mesure essayèrent de les esquiver, mais les autres n’en rigolaient que davantage, ils leur couraient autour et leur jetaient des paquets de boue sous différents angles, visant la figure ou l’entre-jambes. Finalement, Mesure s’assit dans l’herbe, se cacha la tête dans les genoux, et les laissa bombarder tout leur soûl. Al fit de même. Puis quelqu’un aboya quelques mots, et la projection de mottes cessa. Al releva la tête à temps pour voir s’éloigner Ta-Kumsaw, tandis que deux de ses guerriers venaient pour les surveiller et prévenir tout nouvel incident.