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« J’ai jamais couru si longtemps d’ma vie, dit Mesure.

— Moi non plus, fit Al.

— Au début, j’ai bien cru que j’allais y rester, j’en pouvais plus. Et v’là que j’trouve mon second souffle. J’pensais pas y arriver. »

Al ne répondit pas.

« À moins que t’aies eu quèque chose à voir là-dedans ?

— P’t-être un peu, fit Al.

— J’connais jamais d’quoi t’es capable, Alvin.

— Moi non plus », dit Al, et c’était la vérité.

« Quand c’te hache est tombée sus mes doigts, j’croyais que j’pourrais plus jamais travailler.

— ’core une chance qu’ils ayent pas essayé d’nous noyer.

— Toi et ton eau, fit Mesure. Enfin, j’suis ben heureux pour c’que t’as fait, Al. J’dirais quand même que ç’aurait été mieux si t’avais pas fait glisser l’chef comme ça quand il a voulu lutter au bras d’fer avec moi.

— Pourquoi donc ? fit Al. J’voulais pas qu’y t’fasse du mal…

— Tu pouvais pas connaître, Al, alors c’est pas grave. Mais ce genre de lutte-là, c’est pas pour faire mal, c’est une sorte d’épreuve. De virilité, de rapidité et tout ça. S’il me bat mais que j’me défends bien, alors j’aurai droit à son respect, et si c’est moi qui l’bats à la loyale, eh ben, là aussi j’aurai son respect. C’est Armure qui m’en a parlé. Ils font ça tout l’temps. »

Alvin réfléchissait « Alors, quand je l’ai fait tomber, c’était pas bien ?

— J’sais pas. Ça dépend de ce qu’ils pensent, pourquoi ça s’est produit. P’t-être qu’ils vont se dire que c’est Dieu qui m’soutient, ou quèque chose.

— Ils croyent en Dieu ?

— Ils ont un Prophète, pas vrai ? Comme dans la Bible. En tout cas, j’espère bien qu’à cause de ça ils vont pas s’figurer que j’suis un lâche et un tricheux. Du coup, ça irait mal pour moi.

— Ben, j’vais leur dire que c’est moi qui l’a fait, dit Al.

— Surtout pas. C’qui nous a sauvés, c’est qu’ils connaissaient pas que c’était toi qu’avait modifié les couteaux, les haches et l’restant. S’ils l’avaient su, Al, ils t’auraient fendu la tête en deux, réduit en bouillie et fait ce qu’ils auraient voulu d’moi. La seule chose qui t’a sauvé, c’est qu’ils connaissaient pas la cause de tout ça. »

Puis ils se mirent à parler de p’pa et m’man qui devaient se faire du mauvais sang, se demandant où s’arrêterait la colère de m’man, à moins qu’elle soit trop inquiète pour s’en prendre à p’pa ; et il devait y avoir des hommes à les rechercher à présent, même si les chevaux n’étaient jamais rentrés à la maison, parce qu’en ne les voyant pas arriver pour dîner, les Peachee n’auraient pas perdu une minute pour donner l’alerte.

« Ils vont causer d’guerre avec les Rouges, dit Mesure. J’en sais quèque chose… y a plein d’genses à r’monter de Carthage qui détestent déjà Ta-Kumsaw, par rapport qu’cette année il a emporté leurs bêtes.

— Mais c’est Ta-Kumsaw qui nous a sauvés, dit Al.

— C’en a l’air, en tout cas. Mais j’note qu’il nous a pas ramenés à la maison, ni même demandé où qu’elle se trouvait, la maison. Et comment ça s’fait qu’il soye arrivé au bon moment, s’il était pas lui-même dans l’coup ? Non, Al, j’sais pas ce qui s’passe, mais Ta-Kumsaw nous a pas sauvés, ou alors pour des raisons à lui, et j’suis pas sûr qu’il nous veut du bien. Et puis d’abord, j’aime pas beaucoup rester comme ça tout nu au milieu d’un village rouge.

— Moi non plus. Et pis j’ai faim. »

Mais ils n’attendirent pas longtemps avant que Ta-Kumsaw ne sorte de sa hutte avec un pot de bouillie de maïs. C’était presque drôle de voir ce grand Rouge au maintien royal porter ça comme n’importe quelle squaw. Mais passée la première surprise, Al se rendit compte que dans le cas de Ta-Kumsaw, porter un pot avait un air de grande noblesse.

Il déposa le récipient devant Al et Mesure puis prit deux bandes de tissu, du tissage de Rouge, qu’il avait autour du cou. « Couvrez-vous », fit-il, et il leur en tendit chacun une. Ni l’un ni l’autre n’avait la moindre idée sur la façon de nouer un pagne, surtout que Ta-Kumsaw tenait toujours les ceintures en peau de cerf censées les maintenir. Il rit de leur confusion, puis il fit se lever Al. Il l’habilla lui-même ; Mesure vit comment s’y prendre et se couvrit à son tour. Ça n’était pas comme de vrais vêtements, mais c’était autrement mieux que de rester complètement nus.

Ensuite Ta-Kumsaw s’assit dans l’herbe devant les deux Blancs, le pot au milieu, et il leur montra comment manger la bouillie : plonger la main à l’intérieur, en retirer la mixture tiède, gélatineuse, et se l’enfourner dans la bouche ouverte. Le goût douceâtre faillit lever le cœur d’Alvin. Mesure s’en aperçut et ordonna : « Mange. » Alvin mangea donc et, à peine les premières bouchées avalées, il sentit son ventre en réclamer d’autres, malgré la persuasion dont il devait faire preuve auprès de son gosier pour qu’il accepte de les laisser passer.

Quand ils eurent bien nettoyé le pot jusqu’au fond, Ta-Kumsaw le repoussa. Il regarda un moment Mesure. « Comment tu m’as fait tomber, poltron blanc ? » fit-il.

Al ne demandait qu’à parler, mais Mesure répondit plus vite et plus fort. « J’suis pas un poltron, chef Ta-Kumsaw, et si vous voulez encore lutter, ça s’ra à la loyale. »

Ta-Kumsaw eut un sourire menaçant. « Alors tu peux me faire tomber devant toutes ces femmes et tous ces enfants qui regardent ?

— C’était moi », fit Alvin.

Ta-Kumsaw tourna la tête, lentement, la figure toujours fendue de son sourire – quand même moins menaçant, à présent. « Tout petit garçon, dit-il. Enfant insignifiant. Tu peux affaiblir le sol sous mes pieds ?

— C’est que j’ai un talent, dit Alvin. J’connaissais pas qu’vous vouliez pas y faire du mal.

— J’ai vu une hachette, fit Ta-Kumsaw. Des traces de doigts comme ça. »

Il fit monter et descendre son doigt pour expliquer l’empreinte que la main de Mesure avait laissée dans la lame de la hache. « C’est toi ?

— Ça s’fait pas d’couper les doigts aux genses. »

Ta-Kumsaw éclata d’un rire sonore. « Très bien ! »

Puis il se pencha tout près. « Les talents des hommes blancs, ils font du bruit, beaucoup de bruit. Mais toi, ce que tu fais est si peu bruyant que personne ne s’en aperçoit. »

Al ne savait pas de quoi il parlait.

Dans le silence, Mesure demanda d’une voix forte et drôlement assurée : « Qu’esse vous allez faire de nous, chef Ta-Kumsaw ?

— Demain nous courons encore, dit-il.

— Alors pourquoi qu’vous nous laisseriez pas courir jusque chez nous autres ? Doit y avoir une centaine de voisins qui nous cherchent, asteure, aussi furieux qu’des frelons. Va y avoir du vilain si vous nous laissez pas rentrer. »

Ta-Kumsaw secoua la tête. « Mon frère vous veut. »

Mesure regarda Alvin, puis à nouveau Ta-Kumsaw. « Vous voulez dire le Prophète ?