Выбрать главу

— Tenskwa-Tawa », fit Ta-Kumsaw.

Mesure prit un air dégoûté. « Si j’comprends bien, il a construit sa Prophetville pendant quatre ans, personne lui a cherché d’histoires, Blancs et Rouges s’entendaient au mieux, et v’là qu’asteure il s’amuse à enlever des Blancs, à les torturer et… »

Ta-Kumsaw frappa dans ses mains, violemment.

Mesure se tut. « Les Chok-Taws vous ont pris ! Les Chok-Taws ont voulu vous tuer ! Mon peuple ne tue pas sauf pour défendre notre terre et nos familles contre les voleurs et les assassins blancs. Et le peuple de Tenskwa-Tawa, il ne tue pas du tout. »

C’était la première fois qu’Al entendait parler d’une scission entre le peuple de Ta-Kumsaw et celui de Tenskwa-Tawa.

« Alors comment qu’vous avez su où qu’on était ? demanda Mesure. Comment qu’vous avez pu nous trouver ?

— Tenskwa-Tawa vous a vus, dit Ta-Kumsaw. M’a dit de me dépêcher et de vous prendre, vous sauver des Chok-Taws, vous amener au Mizogan. »

Mesure, plus au fait des cartes d’Armure-de-Dieu qu’Alvin, reconnut le nom. « C’est l’grand lac, où y a Fort Chicago.

— Nous n’allons pas à Fort Chicago, dit Ta-Kumsaw. Nous allons au lieu saint.

— Une église ? » demanda Alvin.

Ta-Kumsaw se mit à rire. « Vous, les Blancs, quand vous faites un lieu saint, vous construisez des murs, et rien de la terre ne peut entrer. Votre dieu n’est rien et n’est nulle part, alors vous construisez une église sans rien de vivant à l’intérieur, une église qui pourrait être n’importe où, aucune importance… rien et nulle part.

— Ben alors, qu’esse qui fait qu’un lieu, il est saint ? demanda Alvin.

— C’est là où l’homme rouge parle à la terre et où la terre lui répond. » Ta-Kumsaw eut un grand sourire. « Maintenant dormez. Nous partirons quand il fera encore noir.

— Il va faire drôlement froid, c’te nuit, dit Mesure.

— Les femmes vont apporter des couvertures. Les guerriers n’en ont pas besoin. C’est l’été. » Ta-Kumsaw s’éloigna de quelques pas avant de se retourner vers Alvin. « Weaw-Moxiky courait derrière toi, jeune Blanc. Il a vu ce que tu as fait. N’essaye pas de cacher le secret à Tenskwa-Tawa. Il saura si tu mens. » L’instant d’après, le chef était parti.

« De quoi il parle ? demanda Mesure.

— J’voudrais bien savoir, fit Al. J’vais avoir du mal à dire la vérité si j’connais pas ce qu’elle est, c’te vérité. »

Les couvertures arrivèrent bientôt. Al se blottit contre son grand frère, davantage pour se rassurer que pour se réchauffer. Mesure et lui chuchotèrent un moment, cherchant à comprendre. Si Ta-Kumsaw n’était pas responsable de leur enlèvement, alors pourquoi les Chok-Taws avaient-ils gravé son nom et celui du Prophète sur les selles ? Et même s’il n’avait rien à y voir, le fait qu’il se retrouve aujourd’hui avec les prisonniers et sa décision de les emmener au lac Mizogan au lieu de les laisser rentrer chez eux, ç’allait donner très mauvaise impression. Il allait falloir en raconter de belles pour empêcher cette affaire de tourner à la guerre.

Enfin ils se turent, exténués par leur longue course, sans parler de leurs efforts pour déplacer l’arbre et de la terreur qui les avait pris lorsque les Chok-Taws s’apprêtaient à les torturer. Mesure se mit à ronfler légèrement. Alvin, lui, laissa dériver son esprit. Dans les tout derniers instants de veille, il entendit à nouveau la musique verte, ou bien il la vit, en tout cas il sut qu’elle était là. Mais avant même de pouvoir l’écouter, il sombra. Il sombra et dormit d’un sommeil parfaitement paisible ; la brise nocturne ramenant la fraîcheur de la rivière, la couverture et le corps de Mesure qui lui tenaient chaud, les bruits des bêtes dans le noir, les pleurs d’un bébé affamé quelque part dans une hutte : tout cela participait de la musique verte qui dansait dans sa tête.

VIII

L’ami des Rouges

Ils se rassemblèrent dans la clairière, une trentaine d’hommes en colère, la mine sombre, fatigués d’avoir marché à travers bois. La piste avait été assez facile à suivre, mais il semblait que les branches s’ingéniaient à les agripper et les racines à leur faire des crocs-en-jambe… La forêt n’était jamais prévenante pour l’homme blanc. Ils avaient perdu une heure quand la piste s’était arrêtée près d’un ruisseau, et ils avaient dû remonter puis redescendre le courant pour découvrir où les Rouges en étaient sortis et avaient remis leurs prisonniers sur la terre ferme. Le vieil Alvin Miller avait failli devenir fou en constatant qu’ils avaient entraîné ses gars dans l’eau – il avait fallu dix minutes à son fils Placide pour le calmer avant qu’il puisse se remettre en route. L’homme était tout bonnement malade de peur.

« J’aurais pas dû l’faire partir, j’aurais jamais dû le laisser s’en aller », ne cessait-il de répéter.

Et Placide, de son côté, ne cessait aussi de répéter : « Ç’aurait pu arriver n’importe où, faut pas t’en vouloir, on va bien les r’trouver, ils marchent encore, non ? » Dans tout ce qu’entendait Alvin Miller, c’était surtout la voix de Placide qui l’apaisait, c’était sa façon à lui… son talent, disaient même certains, et sa mère lui avait donné ce nom-là rapport à ce qu’il savait le mieux faire.

Puis ils entrèrent dans la clairière, et les pistes se divisèrent dans cinq ou six directions différentes avant de disparaître brusquement au bout de quelques pas. Ils découvrirent les sous-vêtements déchirés des garçons tout près dans la forêt, en direction du nord-ouest. Personne ne crut utile de les montrer à Alvin Miller, et lorsqu’il arriva sur place – c’est lui qui fermait la marche, Placide à ses côtés –, les caleçons avaient été ramassés, hors de vue.

« On n’arrivera jamais à suivre leur piste d’icitte, déclara Armure-de-Dieu. Les gamins, ils laissent plus d’traces, asteure… c’qui veut rien dire, m’sieur Miller, alors vous tourmentez donc pas. » Armure appelait son beau-père « monsieur Miller » depuis que le meunier l’avait expulsé de chez lui le jour où il était venu prétendre qu’Al junior mourait à cause de la famille qui commettait le péché d’user de charmes et de supplications. Ça semble pas normal d’appeler « p’pa » celui qui vous a éjecté de sa galerie. « P’t-être qu’ils ont porté les garçons ou qu’ils sont r’passés par derrière eux pour effacer leurs traces, comme qui dirait. On connaît tous qu’un Rouge, quand il veut pas laisser de traces, eh ben, y en a pas.

— Oui, on les connaît, les Rouges, dit Al Miller. Et aussi c’qu’y font aux jeunes Blancs quand ils…

— Tout ce qu’on connaît pour l’instant, c’est qu’ils veulent nous faire peur, dit Armure.

— Et ça marche, dit l’un des Suédois. Ils nous flanquent une peur bleue, à ma famille et moi.

— Et pis tout l’monde connaît qu’Armure-de-Dieu, c’est l’ami des Rouges. »

Armure regarda autour de lui pour savoir qui avait dit ça. « Si par “ami des Rouges” t’insinues qu’à mon avis les Rouges sont autant des êtres humains qu’les Blancs, alors c’est vrai. Mais si t’insinues que j’aime les Rouges mieux qu’les Blancs, alors montre un peu d’courage et sors me l’dire en face, que j’t’écrabouille la goule contre l’écorce d’un arbre.

— Il n’y a pas lieu de se disputer », dit le révérend Thrower, le souffle court. L’exercice, ça n’était pas son fort, à Thrower, alors il venait seulement de rattraper les autres. « Notre Seigneur Dieu aime tous ses enfants, même les païens. Armure-de-Dieu est un bon chrétien. Mais nous savons tous que si jamais la guerre se déclare entre chrétiens et païens, Armure-de-Dieu se rangera du côté de la vertu. »