Un murmure d’approbation parcourut la troupe. En fin de compte, ils l’appréciaient tous, Armure ; il leur avait prêté de l’argent, à la plupart d’entre eux, ou fait crédit dans son magasin, et il n’était jamais sur leur dos pour se faire payer… Sans Armure, nombre de fermiers n’auraient pas pu s’en sortir pendant leurs premières années dans la région de la Wobbish. Mais reconnaissants ou non, ils savaient tous qu’il traitait les Rouges quasiment comme s’ils étaient blancs, ce qui paraissait plutôt louche par les temps qui couraient.
« On y est, en guerre, asteure, dit un homme. On a pas b’soin d’suivre leurs traces, à ces Rouges. On a leurs noms sus les selles, gravés dans l’cuir.
— Hé là, pas si vite ! reprit Armure-de-Dieu. Réfléchissez une minute ! Durant tout l’temps que Prophetville s’est construite, de l’aut’côté d’la Wobbish, en face de Vigor Church, est-ce qu’un Rouge vous a seulement chapardé quèque chose ? Battu un d’vos drôles ? Volé un cochon ? Fait du tort à l’un d’vous autres ?
— Moi, j’dis qu’enlever les gars d’Al Miller, c’est c’qui s’appelle faire du tort ! lança un homme.
— J’vous parle des Rouges de Prophetville ! Vous connaissez qu’ils ont jamais rien fait d’mal, ça vous l’savez ! Et vous savez aussi pourquoi. C’est par rapport que l’Prophète leur dit de vivre en paix, d’rester sus leurs terres et de pas faire de mal à l’homme blanc.
— C’est pas c’que dit Ta-Kumsaw !
— Et pis même s’ils avaient vraiment voulu commettre un crime horrible contre les Blancs – mais c’est pas c’que j’dis –, est-ce qu’y en a un parmi vous qui croit Ta-Kumsaw ou Tenskwa-Tawa assez bêtes pour signer leur nom ?
— Ils sont fiers de tuer des Blancs !
— Si l’Rouge avait d’la cervelle, il s’rait blanc !
— Vous voyez c’que j’veux dire par “ami des Rouges” ? »
Armure-de-Dieu connaissait ces gens et il savait que la plupart d’entre eux étaient encore de son côté. Même les râleurs n’allaient pas agir à la hâte ; ils ne bougeraient pas jusqu’à ce que le groupe décide de passer à l’action. Qu’ils l’appellent donc l’ami des Rouges, il s’en fichait, quand on avait peur et qu’on était en colère, on disait des mots qu’on regrettait par la suite. Du moment qu’ils attendaient. Du moment qu’ils ne se lançaient pas dans une guerre contre les Rouges.
Car Armure avait des doutes sur toute cette affaire. C’était vraiment trop facile, ce coup des chevaux renvoyés d’où ils venaient avec les noms inscrits sur la selle. Ça n’était pas dans la manière des Rouges, même des mauvais qui vous auraient tué à vue. Armure les connaissait assez pour savoir qu’ils ne torturaient que pour donner à leur prisonnier une chance de prouver sa bravoure, non pour terroriser les gens. (Du moins la plupart des Rouges – il circulait des histoires sur les Irrakwas avant qu’ils ne se civilisent.) Donc, ceux qui avaient agi ainsi ne se comportaient pas comme des Rouges ordinaires. Armure avait la quasi-conviction qu’ils avaient agi sur commande. Les Français, à Détroit, cherchaient depuis des années à déclencher les hostilités entre les Rouges et les colons blancs… c’étaient peut-être eux. Ou peut-être Bill Harrison. Ah oui, ça pouvait bien être lui, cette espèce d’araignée là-bas, dans son fort sur l’Hio. Armure jugeait cette hypothèse la plus vraisemblable. Évidemment, il ne se risquerait pas à le crier sur les toits, parce qu’on penserait qu’il en était jaloux, de Bill Harrison, ce qui était vrai… il était bel et bien jaloux. Mais il savait aussi que Harrison était un être malfaisant, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Peut-être même à lancer des sauvages de Rouges du côté de Prophetville pour tuer quelques jeunes Blancs. Après tout, c’était Tenskwa-Tawa qui avait incité la plupart des Rouges de la région dépendant de Harrison à ne plus toucher au whisky et à venir à Prophetville. Et c’était Ta-Kumsaw qui avait fait fuir la moitié des colons blancs de là-bas. Il semblait à Armure que Harrison se cachait derrière tout ça, plus vraisemblablement que les Français.
Mais il ne pouvait rien en dire, faute de preuves. Il lui fallait seulement s’efforcer de calmer les esprits en attendant d’en trouver une, irréfutable.
Ce qui risquait de se produire vite. Ils avaient amené le vieux Tack Sweeper, qui suivait en ahanant les meilleurs d’entre eux – il avait une vigueur remarquable pour un homme dont les poumons rendaient un son de hochet à chaque fois qu’il respirait. Tack Sweeper, il avait un talent, auquel il ne fallait pas trop se fier, il était le premier à le reconnaître. Mais parfois il obtenait de remarquables résultats. Il restait comme ça quelque part, les yeux fermés, et il arrivait à voir ce qui s’y était passé. Des petites visions brèves, quelques visages. Comme la fois où l’on avait craint que Jan de Vries se soit tué volontairement ou qu’il se soit fait assassiner : Tack avait vu qu’il s’agissait d’un accident, que son fusil lui était parti dans la figure ; on avait donc pu enterrer Jan dans le cimetière sans se soucier de pourchasser un meurtrier.
L’espoir, c’était donc que Tack révèle quelque chose sur ce qui s’était produit dans la clairière. Il repoussa tout le monde jusqu’à la lisière du bois pour dégager le terrain au milieu duquel il se mit à se déplacer ici et là, à pas lents, les yeux fermés. « Vous auriez pas dû autant vous énerver icitte, les gars, dit-il au bout d’un moment. Tout c’que j’vois, c’est vos caquetages. » Ils rirent, un peu confus. Ils auraient dû savoir qu’avant l’arrivée de Tack, fallait éviter d’embrouiller les souvenirs d’un lieu.
« Ç’a pas l’air bon. J’arrête pas d’voir des goules de Rouges. Un couteau, toutes sortes de coups de couteaux sus d’la peau. Une hachette qui tombe. »
Al Miller gémit.
« C’est la vraie pagaïe icitte, il s’est passé trop d’choses, dit Tack. J’arrive pas à bien voir. Non. Non, ça y est… un homme. Un Rouge, je l’reconnais, j’l’ai déjà vu… il est là, debout, il bouge pas d’un pouce, je r’connais sa figure.
— Qui c’est ? » fit Armure-de-Dieu. Mais il savait déjà, il sentait l’appréhension lui serrer le cœur, oh oui, il savait.
« Ta-Kumsaw », dit Tack. Il rouvrit les yeux, tout grands, et regarda Armure, l’air de s’excuser. « Moi non plus, j’aurais pas cru ça d’lui, Armure, fit-il. J’ai toujours pensé qu’y avait pas d’homme plus brave que Ta-Kumsaw. Mais il était icitte, et il commandait. Je l’ai vu d’bout, là, et il disait aux autres quoi faire. Il s’trouvait exactement là. Je l’vois bien, par rapport que personne s’est tenu à c’te même place aussi longtemps qu’lui. Et il fumait d’rage. Y a pas d’erreur là-d’sus. »
Armure le crut. Ils le crurent tous ; ils savaient qu’on pouvait se fier à Tack ; s’il disait qu’il en était sûr, c’est qu’il en était sûr. Mais il devait y avoir une explication. « P’t-être qu’il est venu sauver les garçons, qu’esse vous en dites ? P’t-être qu’il est venu empêcher une bande de Rouges excités de…
— Ami des Rouges ! cria quelqu’un.
— Vous l’connaissez, Ta-Kumsaw ! C’est pas un lâche, et enlever ces gamins, c’est un acte de lâche, vous l’connaissez bien, quand même !
— Un Rouge, on l’connaît jamais.
— Ta-Kumsaw, il a pas pris les garçons ! insista Armure-de-Dieu. Je l’sais ! »
Puis tout le monde se tut, car le vieil Al Miller se frayait un passage pour s’approcher d’Armure-de-Dieu. Il dévisagea son gendre, oui, et la colère lui donnait une figure infernale. « Tu sais rien du tout, Armure-de-Dieu Weaver. T’es la pire raclure de pot d’chambre qui soye. D’abord, t’as marié ma fille et t’y as défendu de s’adonner aux sortilèges, comme le crétin qu’tu es, d’après que c’était l’œuvre du diable. Pis t’as laissé tous ces Rouges s’installer dans l’pays. Et quand on a pensé construire une palissade, t’as dit : “Non, si on construit une palissade, ça donnera seulement aux Français l’occasion de l’attaquer et d’y foutre le feu. On va être amis avec les Rouges, comme ça ils nous laisseront tranquilles, on va commercer avec les Rouges.” Eh ben, regarde c’que ç’a donné ! Regarde où ç’a nous a menés ! On est drôlement contents de t’avoir écouté, asteure ! J’crois pas qu’tu soyes l’ami des Rouges, Armure-de-Dieu, j’crois que t’es l’abruti le plus coupable qu’a jamais traversé l’Hio pour s’en venir dans l’Ouest, et les seuls qui soyent encore plus bêtes que toi, c’est nous autres si on t’écoute une minute de plusse ! »