Économe secoua la tête.
« Hier soir, y a un Rouge qu’a r’trouvé sa famille, tout fiérot d’avoir tué des jeunes Blancs. » Sa voix se brisa, mais elle continua tout de même, car lorsque Fidelity Miller avait quelque chose à dire, elle le disait. « Et p’t-être que sa femme ou sa maman lui a donné une petite tape de félicitation, ou lui a fait une bise et lui a préparé à dîner. Mais t’avise jamais de passer c’te porte pour me dire que t’as tué un homme rouge. Par rapport que t’auras pas de dîner, pas plus que d’bise ni de tape sur l’épaule, ni un seul mot, t’auras plus d’chez toi et plus d’maman, tu m’entends ? »
Pour ça, il l’entendit, mais pas de cette oreille. Il se leva, repartit vers la porte et reprit son arme. « Tu penses comme tu veux, maman, dit-il, mais c’est la guerre, alors je m’en vais tuer des Rouges, puis je m’en vais revenir à la maison et je m’en vais m’en vanter bien fort. Et si à cause de ça tu veux plus être ma mère, alors autant que tu cesses de l’être dès à présent, attends pas que j’revienne. » Il ouvrit la porte mais marqua une pause avant de la claquer derrière lui. « Fais pas c’te tête, maman. P’t-être que j’vais pas rev’nir du tout. »
Jamais encore il n’avait parlé à sa mère comme ça et il n’était pas certain d’en éprouver de la satisfaction. Mais elle était folle, elle ne comprenait pas qu’on était en guerre désormais, que les Rouges avaient déclaré ouverte la chasse aux Blancs, et donc qu’on n’avait plus le choix.
Ce qui l’embêtait le plus, pourtant, tandis qu’il enfourchait son cheval et s’éloignait vers chez David, c’était qu’il croyait bien, sans certitude, que papa pleurait. Ça, c’était la meilleure. Hier, papa s’emportait contre les Rouges, puis voilà que maman parlait contre la guerre, et papa pleurait sur sa chaise. C’était peut-être de vieillir qui le rendait comme ça. Mais ça n’était pas les affaires d’Économe, pas maintenant. Peut-être que papa et maman ne voulaient pas qu’on tue les Rouges pour avoir pris la vie de leurs fils, mais Économe savait que c’était ce qu’il leur réservait pour avoir pris la vie de ses frères. Le sang de Mesure et d’Alvin, c’était son sang, et ceux qui avaient fait couler son sang allaient eux aussi verser le leur, un gallon pour une goutte.
IX
Le Lac Mizogan
De toute sa vie, jamais Alvin n’avait vu si vaste étendue d’eau. Debout au sommet d’une dune de sable, il contemplait le lac. Mesure se tenait auprès de lui, une main posée sur son épaule.
« P’pa m’a r’commandé de pas t’laisser approcher de l’eau, fit Mesure, et regarde-moi où c’est qu’ils t’ont amené. »
Le vent était vif et chaud, il soufflait parfois en rafales et faisait voler le sable comme autant de flèches minuscules. « Ils t’ont amené aussi, dit Al.
— Regarde, y a une grosse tempête qui s’en vient. »
Là-bas, au sud-ouest, les nuages s’assombrissaient, l’air mauvais. Il ne s’agissait pas d’un de ces orages d’été accompagnés d’une averse. Un éclair crépita à l’avant des nuages. Le coup de tonnerre se fit entendre beaucoup plus tard, assourdi par la distance. Tandis qu’il regardait, Alvin eut soudain l’impression que son champ de vision s’élargissait, qu’il voyait bien plus loin que précédemment, comme s’il parvenait à distinguer les tourbillons et les bouillonnements internes des nuées, à en sentir la chaleur et le froid, l’air glacé piquant vers le bas, l’air chaud s’élançant vers le haut, au milieu de circonvolutions qui agitaient un vaste pan circulaire du ciel.
« Une tornade, dit Al. Y a une tornade dans cet orage-là.
— J’en vois pas, fit Mesure.
— Elle arrive. Tiens, on voit l’air qui tourne. Regarde ça.
— J’te crois, Al. Mais c’est pas par icitte qu’on va trouver où s’cacher, m’est avis.
— Regarde-moi tout ce monde, dit Alvin. Si elle nous tombe dessus…
— Où t’as appris à prédire le temps ? demanda Mesure. T’as encore jamais fait ça. »
Al n’avait pas de réponse à donner. Il n’avait jamais, de cette façon-là, senti de tempête en lui. C’était comme la musique verte qu’il avait entendue la veille au soir ; il se passait des tas de choses bizarres depuis que les Rouges l’avaient capturé. Mais il n’allait pas perdre une minute de plus à se demander pourquoi il savait… c’était déjà beau de savoir. « J’ai quelqu’un à prévenir. »
Alvin dévala la dune ; il glissait de telle façon qu’à chaque pas il semblait bondir sur la déclivité, avant d’atterrir sur un pied et de rebondir. Jamais il n’avait descendu de colline aussi vite. Mesure lui courut après en criant : « Ils nous ont dit d’rester là-haut jusqu’à… » Une rafale de vent emporta ses paroles. Au pied de la colline, quand ils y parvinrent, le sable se faisait encore plus agaçant ; le vent en soulevait de grandes nappes des dunes pour les projeter au loin, avant de les laisser retomber. Al dut fermer les yeux, se les protéger de la main et détourner le visage… tout ce qui pouvait empêcher le sable de l’aveugler tandis qu’il se précipitait vers le groupe de Rouges rassemblés au bord de l’eau.
Ta-Kumsaw était facile à repérer, et pas seulement parce qu’il était grand. Les autres Rouges maintenaient un espace autour de lui, et il se dressait au milieu d’eux comme un roi. Al courut le rejoindre. « Y a une tornade qu’arrive ! cria-t-il. Y a une tornade dans ce nuage ! »
Ta-Kumsaw renversa la tête en arrière et éclata de rire ; le vent était si bruyant qu’Al l’entendit à peine. Puis Ta-Kumsaw avança la main par-dessus la tête d’Al pour toucher l’épaule d’un autre Rouge debout auprès de lui. « C’est le jeune garçon ! » hurla-t-il.
Al regarda l’homme à qui il s’adressait. Il n’avait pas du tout le maintien d’un roi… rien à voir avec Ta-Kumsaw. Il était légèrement voûté et il lui manquait un œil, la paupière inutile pendait sur une orbite vide. Sec d’allure, il avait des bras plus noueux que musclés et des jambes franchement maigrelettes. Saisi, les yeux levés vers son visage, Al le reconnut. Non, non, pas d’erreur.
Le vent tomba, l’espace d’une minute.
« L’homme-lumière, dit Alvin.
— L’enfant aux cancrelats, dit Tenskwa-Tawa, Lolla-Wossiky, le Prophète.
— T’es réel », dit Al. Ni un rêve, ni une vision. Un homme réel qui avait surgi au pied de son lit, pour disparaître et réapparaître, le visage aussi éblouissant que le soleil, qu’on ne pouvait regarder sans douleur. Mais c’était le même homme. « Je t’ai pas guéri, reprit Alvin. Je m’excuse.
— Si, tu m’as guéri », fit le Prophète.
Al se rappela soudain pourquoi il avait couru au bas de la dune pour faire irruption au milieu d’une conversation entre les deux plus grands Rouges du monde, ces frères aux noms connus de tous les Blancs, hommes, femmes et enfants, à l’ouest des montagnes d’Appalachie. « Une tornade », lança-t-il.
Comme pour lui répondre, le vent reprit de plus belle ; il hurlait à présent. Al se retourna, ce qu’il avait vu et senti se réalisait. Quatre trombes se formaient, elles pendaient au-dessous de l’orage comme des serpents tombant des arbres, ondulant vers le bas, la tête prête à frapper. Toutes les quatre venaient droit sur eux, mais sans encore toucher le sol.
« Maintenant ! » cria le Prophète.
Ta-Kumsaw tendit à son frère une flèche à pointe de silex. Le Prophète s’assit dans le sable et se plongea le trait dans la plante du pied droit, puis dans celle du gauche. Le sang coula abondamment des blessures. Il fit ensuite subir le même sort à ses paumes, se plantant le silex si profondément dans les chairs que le dos des mains saignait aussi.