Presque sans réfléchir, Alvin poussa un cri et voulut projeter son esprit dans le corps du Prophète pour guérir les plaies.
« Non ! jeta le Prophète. C’est le pouvoir de l’homme rouge ; le sang de son corps, le feu de la terre ! »
Puis il fit demi-tour et se dirigea vers le lac Mizogan pour y pénétrer.
Non, pas y pénétrer. Mais marcher dessus. Alvin avait peine à le croire : sous les pieds ensanglantés, l’eau devenait lisse, aussi polie que du verre, et soutenait le Prophète. Son sang se répandait à la surface, rouge vif. Quelques pas plus loin, l’eau se gonflait, s’agitait ; des vagues fouettées par le vent s’élançaient vers la tache unie pour finir par s’étaler, se calmer, lisses à leur tour.
Le Prophète poursuivait sa marche, s’éloignait à la surface des eaux, et ses pas sanglants traçaient un chemin poli à travers la tempête.
Al regarda en arrière vers les tornades. Elles étaient tout près maintenant, presque au-dessus de leurs têtes. Il sentit les tourbillons en lui, comme s’il faisait corps avec les nuages, qu’ils traduisaient les émotions furieuses qui lui agitaient l’esprit.
Là-bas, sur le lac, le Prophète leva les mains et désigna l’une des trombes. Presque aussitôt, les trois autres remontèrent, ravalées par les nuages, et disparurent. Celle qui demeurait se rapprocha, jusqu’à se trouver directement à la verticale du Prophète, peut-être à une centaine de pieds au-dessus de lui. Mais elle était suffisamment proche pour qu’autour du chemin de verre poli tracé par l’homme rouge le lac se soulève par bonds, comme pour aller se perdre dans les nuées ; l’eau se mit aussi à décrire des cercles, à tourbillonner inlassablement sous la trombe, secouée par le vent.
« Viens ! » cria le Prophète.
Alvin ne l’entendit pas, mais il vit ses yeux – même d’aussi loin –, il vit bouger ses lèvres et sut ce que lui demandait l’homme-lumière. Il n’eut aucune hésitation. Il s’approcha crânement du lac et marcha sur les eaux.
Entre-temps, bien sûr, Mesure l’avait rejoint ; aux premiers pas que fit Al sur le verre chaud et poli du sentier du Prophète, il hurla vers lui, il voulut l’agripper. Mais avant d’avoir pu toucher son jeune frère, il se sentit saisi par les Rouges, tiré en arrière ; il cria à Alvin de revenir, n’y va pas, va pas sur l’eau…
Alvin l’entendit, et Alvin était mort de peur. Mais l’homme-lumière l’attendait sous la gueule de la tornade, debout à la surface du lac. Intérieurement, Al ressentait une envie irrépressible, comme Moïse à la vue du buisson ardent : il faut que je m’arrête pour regarder ça, avait dit Moïse, et c’était ce que se disait Alvin : il faut que j’aille voir ça de près. Car il ne s’agissait pas d’un phénomène connu dans l’univers naturel, vraiment. Il n’avait jamais entendu parler de supplication, de sortilège ou de sorcellerie capable d’invoquer une tornade et de changer en verre un lac en furie. Il ne savait pas à quoi se livrait l’homme rouge, mais c’était la chose la plus importante dont Alvin avait été ou serait probablement jamais témoin au cours de sa vie.
Et le Prophète l’aimait. Alvin n’avait aucun doute là-dessus. L’homme-lumière s’était une fois tenu au pied de son lit et lui avait donné une leçon. Al se souvenait que l’homme-lumière s’était déjà volontairement blessé en cette occasion. Quel que soit son projet, le Prophète se servait de son sang et de sa douleur pour l’accomplir. Il se dégageait une réelle majesté d’une telle conduite. Dans ces conditions, comment blâmer Alvin d’éprouver un sentiment de vénération lorsqu’il s’engagea sur le lac ?
Derrière lui, le chemin ondulait, se liquéfiait, disparaissait. Il sentit les vagues lui lécher les chevilles. Il en était épouvanté, mais tant qu’il allait de l’avant il ne lui arrivait aucun mal. Et enfin Alvin rejoignit le Prophète, qui tendit la main pour lui saisir les siennes. « Reste avec moi, cria-t-il. Reste dans l’œil de la terre et regarde ! »
Alors la tornade plongea rapidement vers le lac ; l’eau bondit en l’air, dressant comme un mur autour d’eux. Ils se trouvaient au centre même de la trombe, aspirés vers le haut…
Jusqu’à ce que le Prophète avance une main sanglante pour toucher la colonne d’eau, qui à son tour devint lisse et dure comme du verre. Non, pas du verre. Elle était aussi claire et pure qu’une goutte de rosée sur une toile d’araignée. Il n’y avait plus de tempête désormais. Uniquement Alvin et l’homme-lumière au milieu d’une tour de cristal, lumineuse et transparente.
Seulement, la tour n’agissait pas comme une fenêtre s’ouvrant sur ce qui se passait à l’extérieur ; Al ne voyait pas plus le lac que la tempête ou le rivage à travers la paroi de cristal. Il voyait autre chose.
Il vit un chariot pris dans une rivière en crue, un arbre descendant le courant tel un bélier, un jeune homme sautant sur le tronc, le faisant rouler sur lui-même pour le détourner du chariot. Ensuite l’homme enchevêtré dans les racines de l’arbre, précipité, écrasé contre un rocher, puis emporté, ballotté par le courant, luttant, luttant encore pour vivre, pour respirer un tout petit peu plus longtemps, continuer de respirer, continuer de respirer…
Il vit une femme enceinte d’un bébé, il vit une petite fille, debout près d’elle, approchant la main pour lui toucher le ventre. Elle cria quelque chose, et l’accoucheuse s’avança, saisit la tête de l’enfant, le tira à l’air libre. La mère se déchira et saigna. La petite fille passa la main par en dessous et décolla quelque chose du visage du bébé ; le bébé pleura. L’homme dans la rivière, d’une manière ou d’une autre, entendit les pleurs, sut qu’il avait assez longtemps survécu ; alors il mourut.
Al ne savait qu’en penser. Jusqu’à ce que le Prophète lui chuchote à l’oreille : « La première chose qu’on voit ici, c’est le jour de sa naissance. »
Le bébé, c’était lui, Alvin junior ; l’homme qui était mort, son frère Vigor. Qui donc était la fillette qui lui avait retiré la coiffe de la figure ? Al ne l’avait jamais vue de sa vie.
« Je vais te montrer, dit le Prophète. La tour ne reste pas longtemps, et j’ai moi aussi des choses à voir, mais je vais te montrer. » Il prit Alvin par la main, et ensemble ils s’élevèrent dans la colonne de verre.
Ça ne ressemblait pas à l’essor, au vol d’un oiseau ; c’était comme si haut et bas n’existaient plus. Le Prophète le hissait, mais Al ne comprenait pas comment l’homme rouge se hissait, lui. Pas grave. Il y avait tant à voir. Tout au long de son ascension, il pouvait regarder dans toutes les directions et faire de nouvelles découvertes à travers la paroi de cristal. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que chaque période du temps, chaque vie humaine devaient être visibles depuis cette tour. Comment ne pas se perdre dans tout ça ? Comment retrouver un événement précis dans les centaines, les milliers, les millions d’instants du passé ?
Le Prophète s’arrêta, attira Alvin à sa hauteur pour qu’ils voient tous deux la même chose, joue contre joue, haleines mêlées, les battements de cœur de l’homme rouge emplissant l’oreille de l’enfant blanc.
« Regarde », dit le Prophète.
Une ville, voilà ce que vit Alvin, éclatante sous le soleil. Des tours de glace, on aurait dit, ou de verre transparent, parce que la lumière du soleil ne faiblit même pas lorsque l’astre se coucha derrière la cité, qui d’ailleurs ne projetait pas d’ombres sur les prairies environnantes. Dans la ville, il y avait des gens, comme des silhouettes brillantes qui se déplaçaient en tous sens, qui s’élevaient et descendaient dans les tours, sans ailes ni escaliers. Le plus important, cependant, ce n’était pas le spectacle de cette ville, mais la sensation qu’il produisait en lui. Pas une sensation de paix, non, le calme était absent de ce qu’il éprouvait. De l’excitation, plutôt son cœur battait à la vitesse d’un cheval au grand galop. Les gens, là-bas, ils n’étaient pas parfaits, ils connaissaient parfois la colère, parfois la tristesse. Mais personne n’avait faim, personne n’était ignorant et personne n’avait l’obligation de faire quelque chose à la volonté d’un autre. « Elle s’trouve où, c’te ville ? souffla Alvin.