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— Je ne sais pas, dit le Prophète. Chaque fois que je viens ici, je la vois d’une façon différente. Un jour je vois ces grandes tours étroites, un autre de grosses buttes de cristal, ou bien uniquement des gens qui vivent sur une mer de cristal en feu. Je crois que cette ville a été très souvent déjà construite dans le passé. Je crois qu’elle le sera encore.

— Tu vas la construire ? C’est pour ça, Prophetville ? »

Des larmes perlèrent aux yeux du Prophète, coulant de son œil valide, suintant sous la paupière flasque de l’autre. « L’homme rouge ne peut pas bâtir cette ville tout seul, dit-il. Nous faisons partie de la terre, et cette ville ne relève pas seulement de la terre. La terre, c’est le bien et le mal, la vie et la mort, tout ensemble, le silence vert. »

Alvin pensa à sa perception de la musique verte, mais il se tut car le Prophète disait des choses qu’il voulait entendre, et Al était suffisamment intelligent pour savoir qu’il vaut parfois mieux écouter que parler.

« Mais cette ville, poursuivit le Prophète, la Cité de Cristal, c’est la lumière sans l’obscurité, la propreté sans la saleté, la santé sans la maladie, la force sans la faiblesse, l’abondance sans la faim ni la soif, la vie sans la mort.

— Les genses dans c’te ville, là, ils sont pas tous heureux, dit Alvin. Ils vivent pas éternellement.

— Ah, fit le Prophète. Tu ne vois pas la même chose que moi.

— Ce que j’vois, c’est qu’ils la construisent. » Il fronça les sourcils. « D’un bout, ils la construisent, et de l’autre elle s’écroule.

— Ah, fit le Prophète. La ville que je vois, moi, ne s’écroulera jamais.

— Ça veut dire quoi, alors ? Comment ça s’fait qu’on voit pas pareil ?

— Je ne sais pas, Petit Cancrelat. Je ne l’ai jamais montrée à personne. Maintenant, redescends, attends-moi en bas. J’ai des choses à voir, et le temps va bientôt reprendre ses droits. »

Il suffisait de penser à la descente pour qu’Alvin commence à s’enfoncer ; il atteignit directement le fond et posa le pied sur le sol clair et miroitant. Le sol ? Pour ce qu’il en savait, ç’aurait aussi bien pu être le plafond. Il en sortait de la lumière, comme celle qui brillait à travers les parois, et là aussi, il voyait des images.

Il vit un immense nuage de poussière tourner de plus en plus vite sur lui-même, mais au lieu de cracher la poussière il l’aspirait ; soudain il se mit à rougeoyer, puis il prit feu, et c’était le soleil, aussi vrai que deux et deux font quatre. Alvin avait quelques connaissances sur les planètes, parce que Thrower en parlait, aussi ne fut-il pas surpris de voir ces points de lumière rouges qui bien vite s’affaiblirent. Au bout d’un moment, à la place du mélange de poussière et d’obscurité, il n’y eut plus que des mondes et de l’espace vide. Il vit la Terre, toute petite, mais alors il se rapprocha et comprit comme elle était grande, et sa rotation rapide, une face éclairée par le soleil, l’autre dans l’ombre. Debout dans le ciel, semblait-il, il surplombait la face éclairée, mais il voyait tout ce qui s’y passait. D’abord de la roche nue, vomie par les volcans ; puis, sortant de l’océan, des plantes qui se dispersent, croissent, des fougères et des arbres. Il voit les poissons sauter dans la mer, la vie ramper sur le rivage battu par la marée, puis les insectes et autres bestioles bondir et grignoter les feuilles, s’attraper et se dévorer les uns les autres. Les animaux ne cessent de se développer, de plus en plus gros, si vite qu’Alvin ne peut suivre leur évolution ; la Terre continue de tourner, et il voit de gigantesques, de monstrueuses créatures dont il n’a jamais entendu parler, certaines affublées de longs cous comme des serpents, ou de mâchoires et de dents pour arracher des arbres d’une seule bouchée, on dirait. Et puis ils disparaissent, et voici des éléphants, des antilopes, des tigres et des chevaux, toute la vie terrestre, qui ressemble de plus en plus à l’idée qu’Alvin se fait du monde animal. Mais nulle part il ne voit un seul homme. Il découvre des singes et des êtres poilus qui se tapent dessus avec des cailloux, des êtres qui marchent sur leurs pattes arrière mais qui ont l’air aussi gourdes que des grenouilles. Puis il voit, oui, des gens, bien qu’il n’en soit pas certain au premier abord, parce qu’ils sont noirs et qu’il n’a rencontré qu’un seul Noir dans sa vie, un esclave appartenant à un colporteur des Colonies de la Couronne de passage à Vigor Church, peut-être deux ans plus tôt. Mais ils ont l’air tout à fait humain, noirs ou non, et ils cueillent des fruits dans les arbres et des baies dans les buissons, se partageant la nourriture, une ribambelle de négrillons sur leurs talons. Une bagarre éclate entre deux jeunes, et le plus grand tue le plus petit. Le papa rebrousse alors chemin et flanque un coup de pied au meurtrier pour le chasser du groupe. Puis il ramasse le cadavre et le ramène à la maman ; en larmes, ils couchent l’enfant mort par terre et le recouvrent de pierres. Ils rassemblent ensuite la famille et se remettent en marche ; au bout de quelques pas, ils recommencent à manger, s’arrêtent de pleurer et repartent comme avant, comme si de rien n’était. C’est des gens, c’est sûr, pense Alvin. C’est bien comme ça que font les gens.

La Terre continue sa rotation, et le tour suivant fait apparaître toutes sortes de populations : à la peau sombre dans les pays chauds, à la peau claire dans les pays froids, passant par toutes les nuances entre les deux. Sauf en Amérique, qu’éclaire maintenant le soleil. En Amérique les gens sont à peu près tous pareils, tous rouges, au nord comme au sud, au chaud comme au froid, sous les pluies comme dans les déserts. Et le pays est en paix, comparé à l’autre partie du monde. Alvin trouve ça bizarre : l’autre continent, avec toutes ses races et nations différentes, eh bien, il change à chaque nouvelle rotation de la planète, des régions entières se déplacent, tout se mélange sans arrêt, et ce ne sont que guerres perpétuelles, partout. De l’autre côté, en Amérique, il y a aussi quelques guerres, mais pas aussi violentes, pas aussi dures. Les gens vivent à un rythme différent. La terre y possède un cœur qui bat, elle a sa vie propre.

De temps en temps, d’autres gens arrivent du vieux continent, surtout des pêcheurs. Déviés de leur route, détournés par les tempêtes, fuyant leurs ennemis. Ils arrivent et, pendant un moment, ils vivent en Amérique comme ils vivaient auparavant : ils bâtissent vite, se reproduisent de même et tuent autant qu’ils le peuvent. C’est comme une maladie. Mais ensuite, soit ils se mêlent aux Rouges et on ne les distingue plus, soit ils se font exterminer. Aucun d’eux ne garde ses coutumes de l’ancien monde.

Jusqu’à nos jours, se dit Alvin. Quand nous, on est arrivés, on était trop solides. C’est peut-être comme quand on attrape deux ou trois rhumes, on se dit qu’on ne tombera jamais vraiment malade, puis on attrape une bonne variole et on s’aperçoit qu’on n’avait jamais vraiment connu la maladie.

Alvin sentit une main sur son épaule.

« C’est donc là que tu regardais, dit le Prophète. Qu’est-ce que tu as vu ?

— J’crois que j’ai vu toute la création du monde, répondit Al. Tout comme dans la Bible. J’crois que j’ai vu…

— Je sais ce que tu as vu. Tout le monde le voit, tous ceux qui viennent ici.