— T’as dit qu’avant moi t’avais encore amené personne, il m’semble.
— Pour venir ici… il existe beaucoup de portes. Certains y parviennent en traversant le feu. D’autres l’eau. D’autres en se faisant ensevelir dans la terre. D’autres en tombant dans un trou d’air. Ils viennent ici et ils voient. Puis ils repartent et racontent ce qu’ils se rappellent, du moins ce qu’ils ont compris ; ils le racontent avec les mots dont ils disposent, et d’autres écoutent et se rappellent, du moins ce qu’ils peuvent comprendre. C’est ici qu’on reçoit la vision.
— J’veux pas m’en aller, dit Alvin.
— Non, et l’autre non plus.
— Qui ça ? Y a quelqu’un d’autre icitte ? »
Le Prophète secoua la tête. « Pas physiquement. Mais je le sens en moi, qui regarde par mon œil. » Il se tapota la pommette sous son œil valide. « Pas celui-ci, l’autre.
— Tu peux pas dire qui c’est ?
— Blanc, fit-il. Ça n’a pas d’importance. Qui que ce soit, il n’a pas fait de mal. Je crois même que, peut-être… il fera une chose bonne. Maintenant, on s’en va.
— Mais j’veux connaître toutes les histoires qu’on voit icitte ! »
Le Prophète éclata de rire. » Même en vivant éternellement, tu ne pourrais pas. Ces histoires-là changent plus vite qu’on ne peut les voir.
— Comment j’ferai pour revenir ? J’veux tout voir, tout !
— Je ne te ramènerai jamais, dit le Prophète.
— Pourquoi ? J’ai fait quèque chose de mal ?
— Chut, Petit Cancrelat. Je ne te ramènerai jamais parce que je ne reviendrai jamais ici moi-même. C’est la dernière fois. J’ai vu la fin de tous mes rêves. »
Alvin s’aperçut alors combien le Prophète avait l’air triste. Le chagrin lui défaisait le visage.
« Je t’ai vu, ici. J’ai vu que je devais t’amener. Je t’ai vu aux mains des Chok-Taws. J’ai envoyé mon frère te chercher, pour qu’il te ramène.
— C’est par rapport que tu m’as conduit icitte que tu pourras jamais plus revenir ?
— Non. C’est la terre qui a choisi. La fin est proche. » Il sourit, mais d’un sourire affreux à voir. « Votre pasteur, le révérend Thrower, un jour il m’a dit : si ton pied est malade, coupe-le. C’est ça ?
— Je m’rappelle pas.
— Moi si, dit le Prophète. Cette partie de la terre, elle est déjà malade. Faut la couper, ainsi le reste de la terre vivra.
— Qu’esse tu veux dire ? » Des images se formèrent dans l’esprit d’Alvin, de morceaux de terre se détachant pour s’abîmer dans la mer.
« L’homme rouge ira à l’ouest du Mizzipy. L’homme blanc restera à l’est. La partie blanche de la terre sera tout à fait morte, amputée. Pleine de métal et de fumée, de fusils et de mort. Les hommes rouges qui resteront dans l’Est deviendront blancs. Et les hommes blancs n’iront pas à l’ouest du Mizzipy.
— Y a déjà des Blancs à l’ouest du Mizzipy. Des trappeurs et des marchands, surtout, mais aussi un peu d’fermiers avec leurs familles.
— Je sais, dit le Prophète. Mais ce que j’ai vu aujourd’hui… Je sais comment obliger l’homme blanc à ne jamais retourner dans l’Ouest, et l’homme rouge à ne jamais rester dans l’Est.
— Comment tu vas faire ça ? demanda Alvin.
— Si je le dis, répondit le Prophète, ça ne se réalisera pas. Il y a des choses ici, on ne peut pas en parler, sinon elles changent et elles disparaissent.
— C’est la Ville de Cristal ? voulut savoir Alvin.
— Non, dit le Prophète. C’est la rivière de sang. C’est la forêt de métal.
— Montre-moi ! Fais-moi voir c’que t’as vu !
— Non, dit le Prophète. Tu ne garderais pas le secret.
— Pourquoi je l’garderais pas ? Si j’donne ma parole, j’la tiendrai !
— Tu pourrais la donner autant que tu veux, Petit Cancrelat, mais la vision te ferait crier de peur et de douleur. Et tu le dirais à ton frère. Tu le dirais à ta famille.
— Esse qu’il va leur arriver quèque chose ?
— Personne ne mourra dans ta famille, dit le Prophète. Ils seront tous sains et saufs quand ce sera fini.
— Montre-moi !
— Non, répéta le Prophète. Je vais maintenant faire disparaître la tour, et tu te rappelleras ce que nous avons fait ici et ce que nous nous sommes dit. Mais la seule façon pour toi de revenir un jour, c’est de trouver la Ville de Cristal. »
Le Prophète s’agenouilla là où le mur touchait le sol. Il enfonça ses doigts ensanglantés dans la paroi et souleva. Elle remonta, se dissolut, ce ne fut plus que du vent. Ils étaient à présent entourés par le décor qu’ils avaient quitté tant d’heures plus tôt, semblait-il. L’eau, la tempête, la trombe refluant vers les nuages au-dessus de leurs têtes. Des éclairs fulguraient tout autour d’eux, et la pluie se mit à tomber, si drue qu’elle masqua le rivage. Les gouttes, en atteignant le cristal, y restaient un instant avant de se muer en cristal elles aussi, et de se fondre dans la plaque sous leurs pieds.
Le Prophète en gagna le bord le plus proche du rivage et s’avança sur l’eau en furie. Elle se solidifia sous son pied, mais continua d’onduler légèrement… elle n’était pas aussi solide que la plate-forme. Le Prophète tendit la main derrière lui et saisit celle d’Alvin pour le tirer sur le nouveau chemin qu’il créait à la surface du lac. Un chemin qui n’était pas aussi lisse qu’avant, et plus ils progressaient, plus l’eau s’agitait, plus elle s’enflait, plus elle était glissante ; il devenait difficile de gravir et de passer les vagues.
« Nous sommes restés trop longtemps ! » cria le Prophète.
Alvin sentait l’eau sombre, sous la mince couche de verre, qui roulait sa haine. Le néant, surgi d’un cauchemar ancestral, cherchait à éventrer le cristal pour s’emparer d’Alvin, l’entraîner dans ses profondeurs, le noyer, le réduire en petits, tout petits morceaux, et l’abandonner dans les ténèbres.
« C’était pas moi ! » hurla Alvin.
Le Prophète se retourna, le souleva et le hissa sur ses épaules. La pluie harcelait Alvin, le vent essayait de l’arracher des épaules du Rouge. Il s’accrocha fermement aux cheveux de Tenskwa-Tawa. Il devinait qu’à présent les pieds du Prophète s’enfonçaient à chaque pas de plus en plus dans l’eau. Derrière eux, il n’y avait plus trace du chemin, tout avait disparu, et les vagues montaient de plus en plus haut.
Le Prophète trébucha, tomba ; Alvin chuta, lui aussi, vers l’avant, certain qu’il allait se noyer…
Et il se retrouva étendu sur le sable humide du rivage ; l’eau léchait la grève autour de lui, aspirait le sable par en dessous dans ses efforts pour le ramener dans le lac. Ensuite, des mains robustes sous ses bras, qui l’éloignent, lui font remonter la plage vers les dunes.
« L’est resté là-bas, l’Prophète ! » cria Alvin. Ou crut-il crier… sa voix n’était qu’un murmure, il produisit à peine un son. Ça n’avait pas d’importance, le vent faisait tellement de bruit. Il ouvrit les yeux, aussitôt fouettés par le sable et la pluie.
Puis les lèvres de Mesure furent contre son oreille, qui lui criaient : « L’Prophète va bien ! Ta-Kumsaw l’a sorti du lac ! J’t’ai cru mort, pour sûr, quand c’te trombe t’a aspiré ! Tu vas bien ?
— J’ai tout vu ! » cria Alvin. Mais il était si faible maintenant qu’il ne pouvait plus articuler le moindre mot, et il n’insista pas, il laissa son corps s’amollir puis, à bout de forces, sombra dans le sommeil.
X
Le Gatlopp
Mesure était rarement avec Alvin – trop rarement. Après l’aventure de la tornade sur le lac, il aurait cru que son petit frère allait se rendre compte du danger qu’il courait et qu’il serait impatient de partir. Au lieu de quoi, il semblait ne pas vouloir lâcher le Prophète d’une semelle, il gobait ses histoires et la sagesse poétique mais perverse que le Rouge dispensait.