En une occasion où Alvin lui tint compagnie assez longtemps pour s’asseoir et parler, Mesure lui demanda pourquoi il se donnait autant de peine. « Même quand ils causent anglais, les Rouges, j’les comprends pas. Ils causent d’la terre comme si c’était une personne, ils disent qu’il faut prendre seulement la vie qui s’offre, que la terre meurt à l’est du Mizzipy… Icitte elle meurt pas, Al, n’importe quel imbécile peut l’constater. Et même si elle a la p’tite vérole, la peste noire et dix mille envies aux ongles, y a pas un médecin qui connaît comment la soigner.
— Tenskwa-Tawa, lui, il connaît, dit Alvin.
— Eh ben, il a qu’à l’faire, et nous on rentre.
— Un aut’jour, Mesure.
— M’man et p’pa doivent être malades d’inquiétude, ils vont croire qu’on est morts !
— Tenskwa-Tawa, il dit que la terre, elle connaît ce qu’elle doit faire.
— V’là que tu remets ça ! La terre, c’est la terre, et elle a rien à voir avec p’pa qu’a réuni une troupe de genses qui fouillent les bois pour nous r’trouver !
— Pars sans moi, alors. »
Mais Mesure n’était pas encore prêt à ça. Il n’avait pas particulièrement envie d’affronter m’man s’il revenait à la maison sans Alvin. « Oh, il allait bien quand je l’ai laissé. Il s’amusait avec des tornades et il marchait sus l’eau avec un Rouge borgne. Il voulait pas rentrer tout d’suite, tu connais comme ils sont, les drôles, à dix ans. » Non, Mesure n’était pas chaud pour retourner chez lui maintenant, à moins d’avoir Alvin en remorque. Et il n’était pas certain de pouvoir le ramener contre son gré. Le gamin ne voudrait même pas entendre parler de s’échapper.
Le pire, c’était que si tous les Rouges aimaient bien Alvin et lui baragouinaient en anglais et en shaw-nee, aucun ne se donnait la peine de s’adresser à Mesure, en dehors de Ta-Kumsaw, et aussi du Prophète qui causait à tout bout de champ, même quand il n’y avait personne à l’écouter. Il commençait à se sentir seul, à déambuler à longueur de journée. Mais jamais loin. Personne ne lui parlait, non, mais dès qu’il s’éloignait des dunes pour se diriger vers les bois, quelqu’un lui décochait une flèche. Elle se fichait avec un bruit sourd dans le sable, tout près. Ils avaient drôlement plus confiance en leur adresse que lui. Mesure n’arrêtait pas d’imaginer des flèches qui dévieraient légèrement à gauche ou à droite et le transperceraient.
S’échapper, c’est une idée stupide, se dit-il après mûre réflexion. Les Rouges le dépisteraient en un rien de temps. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était pourquoi on ne voulait pas le laisser partir. Les Rouges ne faisaient rien de lui. Il leur était totalement inutile. Et ils juraient qu’ils n’avaient pas l’intention de le tuer, ni même de l’esquinter un petit peu.
Mais quatre jours dans les dunes, ça finissait par bien faire. Il alla trouver Ta-Kumsaw et exigea carrément qu’on le laisse partir. Ta-Kumsaw parut ennuyé, mais c’était plutôt normal en ce qui le concernait. Cette fois-ci, pourtant, Mesure ne lâcha pas pied.
« Vous connaissez pas que c’est complètement idiot d’nous garder icitte ? C’est pas comme si on avait disparu sans laisser d’traces, vous savez. On a dû r’trouver nos chevaux, asteure, avec vot’nom d’écrit d’sus. »
Mesure s’aperçut pour la première fois que Ta-Kumsaw n’était pas au courant pour les chevaux. « Mon nom n’est pas écrit sur des chevaux.
— Sus les selles, chef. Vous l’savez donc pas ? Les Chok-Taws qui nous ont pris – puisque c’étaient pas vos hommes, qui m’plaisent pas trop non plus, j’tiens à vous l’dire –, eh ben, ils ont inscrit vot’nom sus ma selle, puis ils ont piqué l’cheval avec un couteau pour qu’il s’en aille au galop. Ils ont inscrit l’nom du Prophète sus la selle d’Alvin. Les bêtes ont dû filer tout droit à la maison. »
La figure de Ta-Kumsaw parut s’assombrir, ses yeux lançaient des éclairs. Si tu veux voir un dieu du ciel, songea Mesure, voilà à quoi ça ressemble. « Tous les Blancs, dit Ta-Kumsaw. Ils pensent que je vous ai enlevés.
— Vous étiez pas au courant ? demanda Mesure. Alors ça, c’est la meilleure ! À vous voir, j’croyais qu’vous autres, vous connaissiez tout ça. J’ai même voulu l’dire à quelques-uns de vos gars, mais ils m’ont tourné l’dos. Et durant tout ce temps-là personne le savait.
— Moi, je ne savais pas, dit Ta-Kumsaw. Mais quelqu’un savait. » Il s’éloigna à grands pas, malgré quelque difficulté à marcher dans du sable fuyant sous les pieds ; puis il se retourna. « Viens, j’ai besoin de toi ! »
Mesure le suivit donc jusqu’au wigwam recouvert d’écorce où le Prophète tenait ses classes de Bible, ou d’autre chose, à longueur de temps. Ta-Kumsaw ne se gênait pas pour montrer sa colère. Il ne prononça pas un mot ; il fit le tour du wigwam, dégageant à coups de pied les cailloux qui le maintenaient dans le sable. Puis il le prit par une extrémité et commença à lever. « Faut deux hommes pour ça », dit-il.
Mesure s’accroupit auprès de lui, assura sa prise et compta jusqu’à trois. Ensuite il souleva. Sans Ta-Kumsaw, et le wigwam ne se décolla que de cinq ou six pouces avant de retomber. « Pourquoi vous avez pas soulevé ?
— Tu n’as compté que jusqu’à trois, dit Ta-Kumsaw.
— C’est comme ça qu’on fait, chef. Un, deux, trois.
— Vous, les Blancs, vous êtes stupides. Tout le monde sait que quatre, c’est le chiffre fort. »
Ta-Kumsaw compta jusqu’à quatre. Cette fois ils produisirent leur effort ensemble, ils soulevèrent complètement le wigwam et le firent proprement basculer. Bien entendu, les occupants savaient maintenant ce qui leur arrivait, mais personne ne poussa de cris ni ne réagit autrement. Et une fois le wigwam renversé sur le dos comme une tortue échouée, Mesure découvrit le Prophète, Alvin et quelques Rouges, assis jambes croisées sur des couvertures étendues à même le sable ; et le Rouge borgne continuait de discourir comme si de rien n’était.
Ta-Kumsaw se mit à beugler en shaw-nee, et le Prophète lui répondit, d’abord doucement, puis progressivement de plus en plus fort. C’était une véritable prise de bec, le genre d’explication qui finit toujours par des coups, Mesure le savait d’expérience. Mais pas avec ces deux Rouges-là. Ils se bornèrent à hurler pendant une demi-heure puis ils restèrent tels quels, face à face, le souffle court, sans plus rien dire du tout. Le silence ne dura que quelques minutes, mais il parut plus long que la séance de hurlements.
« T’y comprends quèque chose ? demanda Mesure.
— J’connais seulement ce que l’Prophète a dit : Ta-Kumsaw allait venir aujourd’hui, et il serait très en colère.
— Ben alors, s’il était au courant, pourquoi il a rien fait pour l’empêcher ?
— Oh, il fait très attention avec ça. Il s’arrange pour que tout aille comme il faut, pour que la terre soye bien partagée entre les Blancs et les Rouges. S’il s’amuse à changer quèque chose, par rapport qu’il connaît c’qui va arriver, il risque de tout faire rater, de tout saboter. Alors il sait ce qui va arriver, mais il le dit à personne qui pourrait l’chambouler.
— Ben, à quoi ça sert de connaître l’avenir, si tu fais rien ?
— Oh, lui, il fait des choses, dit Alvin. Seulement, il dit pas forcément au monde ce que c’est. C’est pour ça qu’il a fait la tour de cristal quand la tempête est arrivée. Pour être sûr que la vision était correcte, pour être sûr que tout suivait bien le chemin prévu.