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— Je m’en vais leur dire que je t’ai vu ramollir une tête de hache comme du beurre, marcher sus l’eau, t’envoler dans une tornade… ça va les rassurer et leur faire chaud au cœur de savoir que tu mènes une vie tellement ordinaire avec ces Rouges-là. »

Ta-Kumsaw intervint. « Tu es un lâche, dit-il. Tu as peur de dire la vérité à ton père et ta mère.

— J’leur ai fait un serment, répliqua Mesure.

— Tu es un lâche. Tu ne prends pas de risque. Tu fuis le danger. Tu veux Alvin avec toi pour ta propre sécurité ! »

C’en était vraiment trop pour Mesure. Il balança le bras droit, visant le sourire de Ta-Kumsaw. Il ne s’étonna pas que Ta-Kumsaw bloque le coup, mais fut ahuri de voir avec quelle facilité il lui saisit le poignet et le tordit. Mesure, encore plus enragé, frappa de son autre poing vers l’estomac et cette fois toucha son but. Mais le chef avait le ventre aussi dur qu’une souche d’arbre et il lui attrapa cette main-là aussi ; il les tenait maintenant toutes les deux.

Mesure fit donc ce que sait faire tout bon lutteur. Il envoya son genou entre les jambes de Ta-Kumsaw.

Il n’avait jusqu’alors utilisé ce coup-là qu’en deux occasions, et chaque fois son adversaire s’était écroulé par terre, pour gigoter comme un ver à moitié écrabouillé. Ta-Kumsaw, lui, ne broncha pas, inflexible, comme s’il absorbait la douleur, de plus en plus furieux. Comme le Rouge lui tenait toujours les bras, Mesure crut sa dernière heure arrivée, proprement fendu en deux par le milieu… c’est dire à quel point Ta-Kumsaw avait l’air furibond.

Puis il le relâcha.

Mesure ramena ses bras, se frotta les poignets où les doigts du chef avaient laissé des marques blanches et douloureuses. Ta-Kumsaw avait l’air en colère, c’est vrai, mais après Alvin. Il se retourna et baissa le regard sur le gamin comme s’il allait le peler avant de le manger tout cru.

« Tu as fait tes sales tours d’homme blanc sur moi, dit-il.

— J’voulais pas qu’vous vous fassiez du mal, tous les deux, dit Alvin.

— Tu crois que je suis un lâche comme ton frère ? Tu crois que je crains la douleur ?

— Mesure, c’est pas un lâche !

— Il m’a fait tomber avec des tours d’homme blanc. »

Mesure ne supporta pas d’entendre cette même accusation. « Tu connais que j’y ai pas demandé d’faire ça ! J’te prends tout d’suite, si tu veux ! À la loyale !

— En donnant un coup de genou ? fit Ta-Kumsaw. Tu ne sais pas te battre comme un homme.

— Je t’affronte à la manière que tu veux », dit Mesure.

Ta-Kumsaw sourit. « Le gatlopp, alors. »

Un bon nombre de Rouges s’étaient à présent attroupés ; quand ils entendirent le mot “gatlopp”, ils laissèrent échapper des cris de joie et des rires.

Tous les Blancs d’Amérique connaissaient des histoires sur Daniel Boone, qui avait couru le gatlopp et qui avait continué de courir, la première fois qu’il avait échappé aux Rouges ; mais il en existait d’autres, des histoires, sur des Blancs qui s’étaient fait battre à mort. Mot-pour-mot en avait vaguement parlé durant son séjour l’année dernière. C’est comme un procès, il avait dit ; les Rouges te frappent, fort ou non, ça dépend s’ils jugent que tu mérites de mourir. S’ils t’estiment brave, ils cognent dur pour t’éprouver par la douleur. Mais s’ils te tiennent pour un lâche, ils te brisent les os, et tu ne sortiras jamais du gatlopp vivant. Le chef n’a pas autorité pour dire aux hommes avec quelle force il faut taper, ni où. C’est le système de justice le plus démocratique et le plus vicieux qui soit.

« Je vois que tu as peur du gatlopp, dit Ta-Kumsaw.

— ’videmment, tiens, répondit Mesure. Faudrait être idiot pour pas avoir peur, surtout avec tes gars qui ont déjà décidé que j’suis un lâche.

— Je passerai par le gatlopp avant toi, dit Ta-Kumsaw. Je leur dirai de me frapper aussi dur qu’ils te frappent.

— Ils le f’ront pas.

— Ils le feront si je leur demande », dit Ta-Kumsaw. Il dut remarquer la mine sceptique de Mesure car il ajouta : « Et s’ils ne le font pas, je recommencerai le gatlopp.

— Et s’ils me tuent, tu mourras ? »

Ta-Kumsaw parcourut du regard le corps de Mesure, de haut en bas. Mesure savait qu’il était maigre et costaud, à force d’abattre des arbres, de couper du bois, de porter des seaux, de ramasser les foins et de hisser des sacs de grain dans le moulin. Mais il n’était pas coriace. Il avait la peau horriblement cuite d’être resté quasiment nu en plein soleil, ici dans les dunes, malgré la couverture dont il avait essayé de se couvrir. Fort mais délicat, voilà quelle conclusion tira Ta-Kumsaw après avoir jaugé le corps de Mesure.

« Le coup qui te tuerait, dit-il, à moi, il me ferait un bleu.

— Alors, t’admets que c’est pas juste.

— C’est juste quand deux hommes affrontent la même douleur. Le courage, c’est quand deux hommes affrontent la même douleur. Tu ne veux pas que ce soit juste, tu veux que ce soit facile. Tu veux la sécurité. Tu es un lâche. Je savais que tu reculerais.

— Non, j’vais l’passer, ton gatlopp, dit Mesure.

— Et toi ! s’écria Ta-Kumsaw, le doigt pointé sur Alvin, tu ne touches à rien, tu ne guéris rien, tu ne soignes rien, tu n’enlèves pas la douleur ! »

Alvin ne répondit pas, il se contenta de le regarder. Mesure connaissait ce regard. Il prenait cet air-là quand il n’avait pas du tout l’intention de faire ce qu’on lui demandait.

« Al, fit Mesure. Vaudrait mieux m’promettre de pas t’en mêler. »

Al se borna à pincer les lèvres sans rien dire.

« Vaudrait mieux m’promettre de pas t’en mêler, Alvin junior, sinon j’rentre pas à la maison. »

Alvin promit. Ta-Kumsaw hocha la tête et s’éloigna pour parler en shaw-nee à ses hommes. Mesure se sentait malade de peur.

« Pourquoi as-tu peur, homme blanc ? demanda le Prophète.

— J’suis pas idiot, tiens, dit Mesure. Y a qu’un idiot pour pas avoir peur de courir le gatlopp. »

Le Prophète éclata de rire et s’en alla plus loin.

Alvin s’était rassis sur le sable ; il écrivait, ou dessinait, on ne savait trop, avec son doigt.

« Tes pas fâché contre moi, hein, Alvin ? Parce que, j’vais te dire, si t’es fâché contre moi, moi je l’suis deux fois plus contre toi. Tu leur dois rien, à ces Rouges, alors que des devoirs, t’en as envers ton papa et ta maman. Les choses étant ce qu’elles sont, j’peux pas te forcer, mais j’peux te dire que ça m’fait honte de te voir de leur bord contre ta famille et moi. »

Al leva les yeux, et des larmes en coulaient. « P’t-être que j’suis quand même du bord de ma famille, t’y as pensé ?

— Ben alors, t’as une drôle de façon d’faire, surtout quand on connaît que tu vas laisser p’pa et m’man s’manger les sangs pendant des mois, sûrement.

— Tu vois donc pas plus grand que not’famille à nous autres ? Tu t’es pas dit que l’Prophète, il suivait p’t-être un plan pour sauver des milliers de Rouges et de Blancs ?

— C’est là qu’on n’est pas d’accord, fit Mesure. Moi, j’crois qu’y a rien au-dessus de not’famille. »

Alvin écrivait toujours quand il s’éloigna. Il ne vint même pas à l’idée de Mesure que son frère écrivait dans le sable. Il avait vu, mais il n’avait pas regardé, il n’avait pas lu. Pourtant, à présent, les mots lui revenaient à l’esprit, SAUVE-TOI-VITE, voilà ce qu’avait écrit Al. Un message à son intention ? Pourquoi il ne l’avait pas dit tout haut, alors ? Rien n’avait de sens. Les mots ne lui étaient probablement pas destinés. Et il n’allait sûrement pas s’enfuir pour que Ta-Kumsaw et tous les Rouges se figurent pour de bon qu’il était un lâche. Et qu’est-ce que ça changerait s’il se mettait à courir maintenant ? Les Rouges l’attraperaient en un rien de temps, là-bas dans les bois, et ils le feraient quand même passer par le gatlopp ; seulement, ce serait encore pire pour lui.