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Les guerriers formèrent deux rangs dans le sable. Ils portaient de lourdes branches ramassées par terre ou coupées sur les arbres. Mesure regarda un vieil homme ôter les colliers du cou de Ta-Kumsaw puis le débarrasser de son pagne. Le chef se tourna vers Mesure et sourit. « L’homme blanc est tout nu quand il n’a pas de vêtement. L’homme rouge n’est jamais nu sur sa terre. Le vent, c’est mon vêtement, et aussi le feu du soleil, la poussière de la terre, l’eau de la pluie. Tous, ils m’habillent. Je suis la voix et le visage de la terre !

— On y va, dit Mesure.

— Je connais quelqu’un qui dit qu’un homme comme toi n’a pas de poésie dans l’âme, dit Ta-Kumsaw.

— Et moi, j’connais plein d’monde qui dit qu’un homme comme toi n’a pas d’âme du tout. »

Ta-Kumsaw lui lança un regard mauvais, aboya quelques mots à ses hommes, puis s’avança entre les deux rangées.

Il marchait sans hâte, le menton relevé, arrogant. Le premier Rouge le frappa en travers des cuisses avec le petit bout d’une branche. Ta-Kumsaw la lui arracha des mains, la retourna dans l’autre sens et la lui rendit pour qu’il le frappe à nouveau, cette fois dans la poitrine ; le coup expulsa l’air de ses poumons. De sa place, Mesure l’entendit grogner.

Les deux rangées se poursuivaient jusqu’en haut d’une dune, et l’ascension de la colline était lente. Ta-Kumsaw ne s’arrêta jamais sous les coups. Ses hommes gardaient une mine sombre, consciencieuse.

Ils lui permettaient de montrer son courage, alors ils lui faisaient mal, mais sans porter de coups irrémédiables. Les cuisses, le ventre et les épaules étaient particulièrement visés. Rien aux jambes, rien au visage. Mais n’allez pas croire qu’il avait la partie belle. Mesure voyait ses épaules, en sang à cause de l’écorce rugueuse des branches. Il s’imaginait recevoir les coups qui pleuvaient et savait qu’on le frapperait plus fort. Je suis le roi des imbéciles, se dit-il. Me voici à mesurer mon courage avec le plus grand homme d’Amérique, de l’avis de tout le monde.

Ta-Kumsaw parvint au bout et se retourna pour faire face à Mesure depuis le haut de la dune. Il avait le corps qui dégoulinait de sang et il souriait. « Viens me rejoindre, brave homme blanc », lança-t-il.

Mesure n’hésita pas. Il s’avança vers le gatlopp. Ce fut une voix derrière lui qui l’arrêta. Le Prophète, qui criait en shaw-nee. Les Rouges le regardèrent. Quand il eut fini, Ta-Kumsaw cracha. Mesure, ignorant de ce qu’il avait dit, repartit en avant. Quand il parvint au premier Rouge, il s’attendit au même genre de coup qu’avait reçu Ta-Kumsaw. Mais il ne se passa rien. Il fit un autre pas. Rien. Peut-être que pour montrer leur mépris ils voulaient le frapper dans le dos, mais il grimpa de plus en plus haut sur la dune sans qu’il y ait le moindre coup, le moindre geste.

Il aurait dû se sentir soulagé, il le savait, mais au lieu de ça il était en colère. Ils avaient permis à Ta-Kumsaw de montrer son courage, et voilà que du passage de Mesure dans le gatlopp ils faisaient un parcours de honte et non d’honneur. Il se retourna brusquement pour s’adresser au Prophète qui se tenait au pied de la dune, un bras sur les épaules d’Alvin.

« Qu’esse que vous leur avez dit ?

— Je leur ai dit que s’ils te tuaient, tout le monde croirait que Ta-Kumsaw et le Prophète ont enlevé les jeunes garçons pour les assassiner. Je leur ai dit que s’ils te faisaient la moindre marque, quand tu rentrerais chez toi tout le monde croirait que nous t’avons torturé.

— Et moi, j’dis que j’veux ma chance de montrer que j’suis pas un lâche !

— Le gatlopp est une idée stupide, bonne pour ceux qui oublient leur devoir. »

Mesure baissa la main et arracha un gourdin de celle d’un homme rouge. Il s’en frappa les cuisses, frappa et frappa encore, cherchant à faire couler le sang. C’était douloureux, mais pas trop, parce que, volontairement ou non, ses bras hésitaient à infliger des coups au corps dont ils dépendaient. Alors il rendit brutalement le gourdin au guerrier et lui demanda : « Tape-moi !

— Plus un homme est grand, plus il sert d’autres hommes, dit le Prophète. Un homme petit ne sert que lui-même. Plus grand, il sert sa famille. Encore plus grand, sa tribu. Puis son peuple. Il est le plus grand quand il sert tous les hommes et toutes les terres. Pour toi-même, tu montres du courage. Pour ta famille, ta tribu, ton peuple, mon peuple, pour la terre et tous ceux qui y vivent, tu passes par le gatlopp sans avoir de marques sur toi. »

Lentement Mesure lui tourna le dos, gravit la colline jusqu’à Ta-Kumsaw sans qu’on le touche.

Ta-Kumsaw recracha par terre, cette fois aux pieds de Mesure.

« J’suis pas un lâche », dit Mesure.

Ta-Kumsaw s’en alla. Il descendit la colline, tantôt en marchant, tantôt en trébuchant, tantôt en glissant. Les guerriers du gatlopp s’en allèrent eux aussi. Mesure resta au sommet de la colline ; il enrageait, il se sentait humilié, abusé.

« Pars ! hurla le Prophète. Marche vers le sud ! »

Il tendit un petit sac à Alvin qui grimpa la colline à quatre pattes et le remit à son frère. Mesure l’ouvrit. Il contenait du pemmican et du maïs séché qu’il sucerait en route.

« Tu t’en viens avec moi ? demanda Mesure.

— J’vais avec Ta-Kumsaw, répondit Alvin.

— J’aurais pu y passer, par leur gatlopp, dit Mesure.

— Je sais, dit Alvin.

— S’il voulait pas que j’y passe, comment ça s’fait que l’Prophète a permis qu’on l’prépare ?

— Il l’a pas dit. Mais y a quèque chose de terrible qui va arriver. Et ça, il veut qu’ça arrive. Si t’étais parti avant, quand je t’ai dit de t’ensauver…

— Ils m’auraient rattrapé, Al.

— Ça valait l’coup d’essayer. Asteure, en t’en allant, tu fais exactement ce qu’il veut.

— Il a en tête que j’me fasse tuer, ou quoi ?

— Il m’a promis que tu t’en sortirais vivant, Mesure. Et toute la famille. Ta-Kumsaw et lui aussi.

— Alors, qu’esse qui va s’passer de si terrible ?

— J’sais pas. Et ça m’fait peur. J’crois qu’il m’envoie avec Ta-Kumsaw pour m’sauver la vie. »

Une fois encore. Mesure tenta sa chance :

« Alvin, si tu m’aimes, viens-t’en avec moi. »

Alvin se mit à pleurer. « Mesure, je t’aime, mais j’peux pas. » Sans cesser de pleurer, il dévala la dune. Ne voulant pas assister à son départ, Mesure se mit en marche. Presque plein sud, légèrement à l’est. Il n’aurait pas de difficulté à trouver son chemin. Mais il était malade de peur, et de honte pour les avoir laissés lui dire de partir sans son frère. J’ai tout raté. Je suis quasiment bon à rien.

Il marcha le reste de la journée et passa la nuit sur un tas de feuilles, dans un creux de terrain. Le lendemain, il marcha jusqu’en fin d’après-midi, lorsqu’il parvint à une rivière coulant vers le sud. Elle devait se jeter dans la Tippy-Canoe ou la Wobbish, l’une ou l’autre. Elle était trop profonde pour qu’il se déplace dans son lit et la berge trop envahie de végétation pour qu’il puisse la longer. Il garda donc le cours d’eau à portée d’oreille et progressa à travers bois. Il n’était pas un Rouge, aucun doute là-dessus. Il s’écorchait aux buissons et aux branches, les insectes le piquaient ; ça ne lui faisait aucun bien sur ses coups de soleil. Et il n’arrêtait pas de foncer tête baissée dans des fourrés dont il ne pouvait ressortir qu’en faisant demi-tour. Comme si la terre était son ennemie, qu’elle le ralentissait. Il rêvait d’un cheval et d’une bonne route.