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XI

L’enfant rouge

Mesure était parti depuis moins d’une heure. Ta-Kumsaw se tenait au sommet d’une dune, l’enfant blanc Alvin à son côté. Et devant lui : Tenskwa-Tawa. Lolla-Wossiky. Son frère, le jeune garçon qui avait jadis pleuré la mort des abeilles. Un prophète, soi-disant. Dont les paroles exprimaient la volonté de la terre, soi-disant. Des paroles de lâcheté, de reddition, de défaite, d’anéantissement.

« C’est le serment de la terre en paix, disait le Prophète. Ne prendre aucune arme de l’homme blanc, aucun outil de l’homme blanc, aucun vêtement de l’homme blanc, aucune nourriture de l’homme blanc, aucune boisson de l’homme blanc et aucune promesse de l’homme blanc. Surtout, ne jamais prendre une vie qui ne s’offre pas d’elle-même à la mort. »

Les Rouges qui l’entendaient savaient déjà tout cela, comme Ta-Kumsaw. La plupart de ceux qui les avaient suivis au lac Mizogan avaient déjà refusé le pacte du Prophète, bon pour les faibles. Ils avaient prêté un autre serment, le serment de la terre en colère, le serment que leur avait proposé Ta-Kumsaw. Tous les hommes blancs vivront sous la loi de l’homme rouge, sinon ils devront leur abandonner la terre ou bien mourir. Le Rouge pourra se servir des armes de l’homme blanc, mais seulement pour se défendre contre le meurtre et le vol. Aucun homme rouge ne torturera ni ne tuera un prisonnier, homme, femme ou enfant. Et surtout, aucune mort de Rouge ne restera impunie.

Ta-Kumsaw savait que si tous les Rouges d’Amérique prêtaient son serment, ils auraient encore espoir de vaincre l’homme blanc. Les Blancs ne s’étaient autant propagés que parce que les Rouges n’avaient jamais pu s’unir derrière un seul chef. Les Blancs parvenaient toujours à conclure une alliance avec une ou deux tribus qui les guidaient dans la forêt impénétrable et les aidaient à trouver l’ennemi. Si certains Rouges n’avaient pas choisi de devenir renégats – comme les innommables Irrakwas, les Cherrikys métis –, alors les hommes blancs n’auraient pas survécu sur la terre de ce pays. Ils se seraient fait engloutir, ils auraient disparu, comme avaient disparu tous les autres groupes venus de l’ancien monde.

Lorsque le Prophète eut terminé son appel. Ils ne furent qu’une poignée à lui prêter serment, à vouloir l’accompagner. Il avait l’air triste, songea Ta-Kumsaw. Accablé. Il tourna le dos à ceux qui restaient, les guerriers, ceux qui allaient combattre l’homme blanc. « Ces hommes sont à toi, dit le Prophète. J’aurais aimé qu’il y en ait moins.

— Ils sont à moi, oui, mais j’aurais aimé qu’il y en ait plus.

— Oh, tu trouveras assez d’alliés. Chok-Taws, Cree-Eks, Chicky-Saws, les cruels Semmy-Nolls de l’Oky-Fenoky. Assez pour réunir la plus grande armée de Rouges jamais vue sur cette terre, tous assoiffés du sang de l’homme blanc.

— Reste à mes côtés pour cette bataille, dit Ta-Kumsaw.

— En tuant, tu perdras ta cause, dit le Prophète. Moi, je gagnerai la mienne.

— En mourant.

— Si la terre me demande de mourir, je répondrai.

— Et tout ton peuple avec toi. »

Le Prophète secoua la tête. « J’ai vu ce que j’ai vu. Ceux qui me suivent font partie de la terre comme l’ours ou le bison, l’écureuil ou le castor, le dindon, le faisan ou le tétras. Tous ces animaux n’ont pas bougé pour recevoir ta flèche, n’est-ce pas ? Ou ils ont tendu le cou à ton couteau. Offert la tête à ton tommy-hawk.

— Ce sont des animaux, destinés à donner leur viande.

— Ils sont vivants, destinés à vivre jusqu’à leur mort, et quand ils meurent, c’est pour que d’autres vivent.

— Pas moi. Pas mon peuple. Nous ne tendrons pas le cou au couteau de l’homme blanc. »

Le Prophète prit Ta-Kumsaw par les épaules, le visage baigné de larmes. Il pressa la joue contre celle de son frère, la mouillant de ses pleurs.

« Viens me retrouver de l’autre côté du Mizzipy, quand tout sera terminé, dit le Prophète.

— Je ne laisserai jamais diviser la terre, dit Ta-Kumsaw. L’Est n’appartient pas à l’homme blanc.

— L’Est mourra, dit le Prophète. Suis-moi dans l’Ouest, là où l’homme blanc n’ira jamais. »

Ta-Kumsaw ne répondit rien.

L’enfant blanc Alvin toucha la main du Prophète. « Tenskwa-Tawa, ça veut dire que j’irai jamais dans l’Ouest ? »

Le Prophète se mit à rire. « Pourquoi t’enverrais-je avec mon frère, à ton avis ? Si quelqu’un peut faire un garçon rouge d’un blanc, c’est bien Ta-Kumsaw.

— Je ne veux pas de lui, dit Ta-Kumsaw.

— Prends-le ou meurs », dit le Prophète.

Puis il descendit le versant de la dune vers la douzaine d’hommes qui l’attendaient, les paumes dégouttantes de sang pour sceller le pacte. Ils suivirent la rive du lac afin de rejoindre leurs familles, un peu plus loin. Demain ils seraient de retour à Prophetville. Mûrs pour l’abattoir.

Ta-Kumsaw attendit que le Prophète ait disparu derrière une dune. Puis il cria aux centaines d’hommes restés avec lui : « Quand l’homme blanc connaîtra-t-il la paix ?

— Quand il partira ! hurlèrent-ils. Quand il mourra ! »

Ta-Kumsaw éclata de rire et tendit les bras. Il sentait leur amour et leur confiance comme la chaleur du soleil par un jour d’hiver. Des hommes moins valeureux avaient déjà éprouvé cette chaleur, mais elle les avait oppressés, parce qu’ils n’étaient pas dignes de la confiance qu’on leur accordait. Elle n’oppressait pas Ta-Kumsaw. Il avait pris sa propre mesure et savait qu’il n’y avait pas de tâche à venir qu’il ne pouvait accomplir. Seule la traîtrise le priverait de la victoire. Et Ta-Kumsaw était très doué pour deviner le cœur d’un homme. Discerner la loyauté. Discerner le mensonge. N’avait-il pas tout de suite deviné le gouverneur Harrison ? Un homme pareil ne pouvait pas se cacher de lui.

Ils ne partirent que plusieurs minutes plus tard. Quelques dizaines d’hommes conduisaient les femmes et les enfants vers le nouvel emplacement où ils allaient installer leur village nomade. Ils ne restaient pas plus de trois jours au même endroit ; un village permanent comme Prophetville était une invitation au massacre. Le Prophète ne devait son salut qu’au nombre des habitants de sa cité. Dix mille Rouges y vivaient désormais ; on n’en avait jamais connu autant rassemblés dans une même communauté. Et c’était réellement une cité miraculeuse, Ta-Kumsaw le savait. Le maïs y donnait cinq épis par pied, les plus gros et les plus juteux qu’on avait jamais vus. Le bison et le cerf y entraient d’un pas paisible, venant de cent milles à la ronde, s’approchaient des feux et s’allongeaient dans l’attente du couteau. Quand un vol d’oies passait dans le ciel, quelques-unes descendaient se poser sur la Wobbish et la Tippy-Canoe, dans l’attente de la flèche. Le poisson remontait l’Hio pour sauter dans les filets de Prophetville.

Tout cela ne vaudrait plus rien si l’homme blanc amenait ses canons pour tirer de la mitraille et des shrapnels sur les fragiles loges et wigwams de la cité rouge. Le métal brûlant traverserait les parois délicates ; cette grêle de mort ne se laisserait pas arrêter par de la boue et des morceaux de bois. Ce jour-là, chaque homme rouge de Prophetville regretterait son serment.

Ta-Kumsaw les entraîna dans la forêt. Le garçon blanc courait sur ses talons. Ta-Kumsaw avait délibérément imposé un train d’enfer, deux fois plus rapide que lorsqu’ils avaient amené l’enfant et son frère au lac Mizogan. Il y avait deux cents milles jusqu’à Fort Détroit, et Ta-Kumsaw était décidé à couvrir la distance en une seule journée. Aucun homme blanc n’en était capable… aucun cheval d’homme blanc non plus, d’ailleurs. Un mille toutes les cinq minutes, sans relâche. Le vent se ruait dans sa houppe de cheveux. Courir si vite une demi-heure durant aurait tué n’importe qui, mais l’homme rouge en appelait à la force de la terre pour l’aider. Le sol lui repoussait les pieds, accroissant sa détente. Les buissons s’écartaient et lui ouvraient des passages ; des espaces se créaient là où il n’en existait pas ; Ta-Kumsaw traversait si vite les ruisseaux et les rivières que ses pieds n’en touchaient pas le lit, ils s’enfonçaient juste assez pour trouver un appui sur l’eau proprement dite. Son désir d’arriver à Fort Détroit était si impérieux que la terre lui répondait en le nourrissant, en le gratifiant de sa force. Et non seulement Ta-Kumsaw, mais aussi tous les autres à sa suite ; chaque homme rouge sentant la terre au fond de soi trouvait la même force que son chef, passait sur la même piste, foulée après foulée, comme une seule grande âme parcourant une longue route déliée à travers bois.