Je vais devoir porter le jeune Blanc, songeait Ta-Kumsaw. Mais la course derrière lui – car les Blancs faisaient du bruit quand ils couraient – ne faiblissait pas, elle tombait parfaitement en rythme avec la sienne.
Ça, c’était évidemment impossible. Les jambes du garçon étaient trop courtes, il devait faire davantage d’enjambées pour couvrir le même terrain. Pourtant chaque foulée de Ta-Kumsaw recevait un écho si immédiat que le bruit des pieds du jeune Blanc semblait provenir des siens.
Minute après minute, mille après mille, heure après heure, l’enfant tint bon.
Le soleil se coucha dans leur dos, par-dessus l’épaule gauche. Les étoiles apparurent, mais non la lune, et la nuit était noire sous les arbres. Ils ne ralentirent pas leur course pour autant, ils trouvaient facilement leur chemin dans la forêt, parce que ce n’était pas leurs yeux ni leur esprit qui les guidait, c’était la terre elle-même qui les orientait sur la bonne voie dans l’obscurité. Plusieurs fois au cours de la nuit, Ta-Kumsaw remarqua que le jeune garçon ne faisait plus de bruit. Il appela en shaw-nee l’homme qui courait derrière le petit Alvin, pour s’informer, et invariablement l’homme répondit : « Il court. »
La lune se leva, jetant des taches de lumière pâle sur le sol de la forêt. Ils rattrapèrent une tempête… le sol devint humide sous leurs pieds, puis trempé ; ils coururent sous des averses, une pluie battante, à nouveau des averses, puis la terre sécha. Ils ne ralentirent jamais leur allure. À l’est le ciel vira au gris, puis au rose, puis au bleu, et le soleil bondit en l’air. La journée se réchauffait et l’astre avait déjà monté de trois mains au-dessus de l’horizon quand ils aperçurent des fumées de cheminées, puis le drapeau fleurdelisé pendouillant à son mât, et enfin la croix de la cathédrale. Alors seulement ils réduisirent le train. Alors seulement ils rompirent le parfait unisson de leur foulée, relâchèrent l’emprise de la terre sur leur esprit et firent halte dans une prairie si proche de la ville qu’ils entendaient l’orgue jouer dans la cathédrale.
Ta-Kumsaw s’arrêta, et le jeune garçon s’arrêta derrière lui. Comment Alvin, un jeune Blanc, s’était-il déplacé comme un Rouge en pleine nuit ? Ta-Kumsaw s’agenouilla devant l’enfant. Alvin avait les yeux ouverts, mais il semblait ne rien voir. « Alvin », fit Ta-Kumsaw en anglais. Le gamin ne répondit pas. « Alvin, tu dors ? »
Plusieurs guerriers s’attroupèrent. Ils étaient tous silencieux et fatigués par le voyage. Fatigués mais pas épuisés, car la terre leur avait redonné de l’énergie en cours de route. Et c’était surtout l’émoi respectueux d’avoir entretenu une relation étroite avec la terre qui les rendait silencieux ; on connaissait le caractère sacré d’un tel voyage, c’était un don de la terre à ses enfants les plus nobles. Bien des Rouges avaient entrepris semblable parcours et la terre n’avait pas voulu les aider ; ils avaient été contraints de faire halte, de dormir, de se reposer et de manger, ils avaient été arrêtés par l’obscurité ou le mauvais temps, parce que leur besoin de voyage n’était pas assez grand ou que le voyage était contraire à ce dont la terre elle-même avait besoin. Ta-Kumsaw, lui, n’avait jamais essuyé de refus ; tout le monde le savait. C’était la principale raison pour laquelle on le tenait en haute estime, à l’égal de son frère. Le Prophète accomplissait des miracles, mais personne ne voyait ses visions ; il pouvait seulement en parler. Ce que faisait Ta-Kumsaw, ses guerriers le faisaient aussi, ils connaissaient les mêmes sensations.
À présent, pourtant, ils étaient aussi intrigués que leur chef par le jeune Blanc. Ta-Kumsaw lui avait-il fait profiter de son pouvoir ? Ou, chose incroyable, la terre avait-elle pour son bien tendu la main et soutenu un enfant blanc ?
« Est-il blanc comme sa peau ou rouge dans son cœur ? » demanda l’un d’eux. Il avait parlé en shaw-nee et sans précipitation, plutôt à la façon lente et solennelle des chamans.
À la surprise de Ta-Kumsaw, Alvin répondit en regardant l’homme qui venait de l’interroger au lieu de regarder fixement droit devant lui. « Blanc », murmura-t-il. Il s’était exprimé en anglais.
« Il parle notre langue ? » demanda un homme.
La question parut décontenancer Alvin. « Ta-Kumsaw », dit-il. Il leva les yeux pour situer la hauteur du soleil. « On est l’matin. J’dormais ?
— Tu ne dormais pas », fit Ta-Kumsaw en shaw-nee. Maintenant, le jeune garçon semblait ne rien comprendre du tout. « Tu ne dormais pas, reprit Ta-Kumsaw en anglais.
— J’ai l’impression que j’dormais. Pourtant j’suis debout.
— Tu ne te sens pas fatigué ? Tu ne veux pas te reposer ?
— Fatigué ? Pourquoi donc je s’rais fatigué ? »
Ta-Kumsaw ne tenait pas à lui expliquer. Si le jeune garçon ne savait pas ce qu’il avait fait, alors c’était un don de la terre. Ou peut-être y avait-il du vrai dans ce que le Prophète avait dit à son sujet. Que Ta-Kumsaw devait lui apprendre à devenir rouge. S’il pouvait suivre la foulée de Shaw-Nees adultes dans une course pareille, peut-être cet enfant blanc-là pouvait-il apprendre à sentir la terre.
Ta-Kumsaw se releva et s’adressa à la ronde. « Je vais me rendre dans la ville, avec seulement quatre hommes.
— Et le garçon », ajouta l’un d’eux. Les autres reprirent ses paroles. Ils connaissaient tous la promesse du Prophète à Ta-Kumsaw : tant que l’enfant serait avec lui, il ne mourrait pas. Même si leur chef était tenté de le laisser en arrière, ils l’en empêcheraient.
« Et le garçon », concéda Ta-Kumsaw.
Détroit ne ressemblait pas aux pathétiques palanques de bois des Américains. C’était un fort bâti en pierre, comme la cathédrale ; un énorme canon pointait vers l’extérieur, en direction de la rivière qui reliait les lacs Huron et Saint-Clair au lac Canada, et un plus petit couvrait les terres, prêt à repousser les attaques de l’intérieur.
Mais ce fut la ville, non le fort, qui les impressionna. Une douzaine d’artères bordées de maisons en bois, de magasins et d’entrepôts, avec au beau milieu une cathédrale si massive qu’elle faisait paraître ridicule l’église du révérend Thrower. Des prêtres en soutane noire vaquaient à leurs affaires comme des corneilles dans les rues. Les Français basanés ne montraient pas cette hostilité que manifestaient souvent les Américains envers les Rouges. Cela tenait, selon Ta-Kumsaw, à ce que les Français de Détroit n’avaient pas l’intention de s’y établir. Ils ne voyaient pas dans les Rouges des rivaux pour la possession de la terre. Ils y attendaient tous le moment de rentrer en Europe, ou pour le moins de retourner au Québec et dans l’Ontario, colonies de Blancs de l’autre côté du fleuve ; sauf les trappeurs, bien entendu, et pour eux non plus les Rouges n’étaient pas des ennemis. Les Rouges leur en imposaient ; les trappeurs cherchaient à comprendre comment ils trouvaient aussi facilement du gibier, quand eux avaient un mal de chien à savoir où poser leurs collets. Ils croyaient, comme toujours chez leurs semblables, qu’il s’agissait d’une sorte d’astuce et qu’il suffirait d’étudier les hommes rouges assez longtemps pour l’apprendre. Ils n’apprendraient jamais. Comment la terre pourrait-elle accepter une espèce d’homme qui, uniquement pour les peaux, exterminait tous les castors d’un étang sans en épargner un seul pour porter des petits et laissait la viande pourrir sur place ? Pas étonnant que les ours tuent ces trappeurs à la moindre occasion. La terre les rejetait.