— As-tu rêvé de choses que tu n’avais pas vues avant ?
— C’te ville, là. Les statues dans la cathédrale. Et ce bonhomme qu’on est allés voir, le général. Et autre chose encore plus bizarre. Une grande colline, presque ronde… non, avec huit côtés. Ça, je m’en souviens, c’était vraiment net. Une colline avec huit côtés bien droits et en pente. Dedans, y avait toute une ville, des tas de p’tites pièces, comme une fourmilière mais à la taille des genses. En tout cas plus grande que pour des fourmis. Et j’étais tout en haut, je m’promenais parmi de drôles d’arbres – ils avaient des feuilles argentées, pas vertes – et j’cherchais mon frère. Mesure. »
Ta-Kumsaw ne dit rien pendant un long moment. Mais ses pensées se bousculaient. Aucun homme blanc n’avait jamais vu cette ville, la terre était encore assez forte pour les empêcher de la trouver. Pourtant, cet enfant en avait rêvé. Et un rêve de la Butte-aux-huit-faces n’arrivait jamais par hasard. Ça voulait toujours dire quelque chose. Ça voulait toujours dire la même chose.
« Il faut nous y rendre, fit Ta-Kumsaw.
— Où donc ?
— À la colline de ton rêve.
— Elle existe donc pour de vrai ?
— Aucun homme blanc ne l’a jamais vue. Un homme blanc là-bas, ce serait… dégoûtant. » Alvin ne répondit pas. Que dire à cela ? Ta-Kumsaw déglutit avec peine. « Mais si tu en as rêvé, tu dois y aller.
— C’est quoi ? »
Ta-Kumsaw secoua la tête. « Ce dont tu as rêvé. C’est tout. Si tu veux en savoir plus, rêve encore. »
Il faisait presque nuit quand ils regagnèrent le camp ; les wigwams avaient été dressés, car il fallait encore s’attendre à de la pluie dans la soirée. Les Rouges poussèrent leur chef à partager une hutte avec Alvin, par mesure de sécurité. Mais Ta-Kumsaw refusa. L’enfant l’effrayait. La terre entretenait avec lui des activités dont Ta-Kumsaw était exclu.
Mais lorsqu’on se voyait soi-même en rêve à la Butte-aux-huit-faces, on n’avait d’autre choix que de s’y rendre. Et comme Alvin n’en trouverait jamais le chemin tout seul, Ta-Kumsaw devait l’y conduire.
Jamais il ne pourrait le justifier auprès de ses frères, et même s’il le pouvait, il ne le ferait pas. Le bruit se répandrait que Ta-Kumsaw avait conduit un Blanc à l’antique lieu sacré, et beaucoup de Rouges refuseraient alors de l’écouter plus longtemps.
Aussi, annonça-t-il à ses hommes au matin qu’il emmenait le jeune garçon pour lui donner son enseignement, comme le Prophète le lui avait demandé. « Retrouvez-moi dans cinq jours, là où le Pickawee se jette dans l’Hio, leur dit-il. Nous descendrons ensuite dans le Sud parler aux Chok-Taws et aux Chicky-Saws. »
Emmène-nous, dirent-ils. Tu ne seras pas en sécurité tout seul. Mais il ne leur répondit pas, et bientôt ils se résignèrent. Il partit au pas de course, et cette fois encore Alvin le suivit dans sa foulée, exactement à sa cadence. Le voyage était presque aussi long que le lac Mizogan a Détroit. À la tombée de la nuit ils atteindraient la Terre-aux-silex. Ta-Kumsaw comptait y dormir et y faire ses propres rêves avant d’oser conduire un blanc à la Butte-aux-huit-faces.
XII
Les canons
Mesure les entendit venir quelques secondes avant que la porte ne s’ouvre en grand et que la lumière n’inonde le caveau à légumes. Elles lui suffirent pour retirer le déblai de son pagne, le passer dans sa ceinture en peau de cerf, puis grimper par-dessus les patates. La bande-culotte était si sale qu’il avait l’impression de porter de la boue, mais ce n’était pas le moment de faire le dégoûté.
Ils ne perdirent pas de temps à inspecter sa prison, ils ne remarquèrent donc pas le trou, à présent de deux bons pieds, sous la paroi du fond. Ils se contentèrent de plonger les mains à l’intérieur du réduit et de le tirer dehors par les aisselles, en claquant à la volée les portes derrière lui. La lumière fut si soudaine qu’elle l’aveugla, et il ne put déterminer qui le tenait ni combien ils étaient. Ça n’avait pas grande importance. N’importe quel habitant de la région l’aurait tout de suite reconnu, il devait donc s’agir des hommes de Harrison, et une fois qu’il eut compris ça, il sut qu’il ne devait rien en attendre de bon.
« Un vrai cochon, fit Harrison. Répugnant. Tu as l’air d’un Rouge.
— Vous m’avez mis dans un trou, à même le sol, dit Mesure. J’allais pas en r’sortir propre et frais.
— Je t’ai donné toute une nuit pour réfléchir, mon gars, reprit Harrison. Maintenant, faut que tu te décides. Tu peux m’être utile de deux façons. L’une, c’est vivant : tu racontes partout comment ils ont torturé ton frère à mort, qu’il n’arrêtait pas de hurler. Tu nous arranges une bonne histoire et tu précises bien que Ta-Kumsaw et le Prophète étaient là, qu’ils trempaient même leurs mains dans le sang du gamin. Tu racontes une histoire dans ce goût-là, et ça vaut la peine qu’on t’épargne.
— Ta-Kumsaw m’a sauvé la vie, il m’a sauvé de vos Rouges Chok-Taws, dit Mesure. C’est la seule histoire que je m’en vais raconter. Sauf que j’préciserai qu’vous teniez beaucoup à c’que j’en raconte une autre.
— C’est ce que je pensais, fit Harrison. De fait, même si tu m’avais menti et promis de raconter ma version, m’est avis que je ne t’aurais pas cru. Nous sommes donc tous les deux d’accord : c’est l’autre solution. »
Mesure comprenait : Harrison voulait exhiber son cadavre couvert de marques de torture. Mort, il ne dénoncerait à personne le responsable des blessures et des brûlures. Très bien, songea-t-il, tu vas voir que je meurs aussi bravement qu’un autre.
Mais parce qu’il n’était pas du genre à accueillir la mort les bras ouverts, il se dit qu’il allait essayer encore un peu de discuter. « Laissez-moi m’en aller, empêchez c’te guerre, Harrison, et j’tiendrai ma langue. Vous m’laissez tranquillement m’en retourner, vous r’connaissez que c’était une terrible erreur, vous rappelez vos gars, vous fichez la paix à Prophetville, et j’dirai rien contre. C’te menterie-là, j’la raconterai avec plaisir. »
Harrison hésita un court instant, et Mesure se permit d’espérer qu’il avait peut-être gardé en lui un reste de piété qui le détournerait du péché de meurtre avant qu’il ne soit irrémédiablement commis. Puis le gouverneur sourit, secoua la tête et fit signe de la main à un grand et affreux batelier debout contre le mur.
« Mike Fink, voici un Blanc renégat qui a participé à tous les méfaits de Ta-Kumsaw avec sa bande de tueurs d’enfants et de violeurs de femmes. Je compte sur toi pour lui casser quelques os. »
Mike Fink, songeur, ne bougea pas. « M’est avis qu’il va nous faire un boucan de tous les diables, ’verneur.
— Alors, colle-lui un bâillon. » Harrison sortit un mouchoir de sa poche d’habit. « Tiens, fourre-lui ça dans la bouche et noue-le. »
Fink s’exécuta. Mesure s’efforçait de ne pas le regarder, de réprimer la terreur qui lui durcissait le ventre et gonflait la vessie. Le mouchoir lui emplissait tellement la bouche qu’il étouffait. Il parvint à se maîtriser en respirant lentement et régulièrement par le nez. Fink lui attacha son écharpe rouge si serrée autour de la tête qu’elle enfonça le mouchoir encore plus loin dans la gorge ; il dut à nouveau faire appel à toute sa concentration pour respirer sans à-coups et refouler ses haut-le-cœur et ses envies de rendre. Si ça se produisait, sûr qu’il aspirerait le mouchoir dans ses poumons ; du coup il mourrait bel et bien.
Une réflexion idiote, vu que Harrison voulait son cadavre coûte que coûte. L’étouffement par un mouchoir était peut-être préférable à la souffrance que lui réservait Fink. Mais Mesure avait en lui une étincelle de vie trop tenace pour choisir de mourir comme ça. Souffrance ou pas, il passerait parce qu’il manquerait d’air, il ne s’étoufferait pas lui-même pour faciliter son départ.