« Casser les os, c’est pas c’que font les Rouges. » Fink lui venait en aide. « D’habitude, ils jouent du couteau et ils brûlent.
— Eh bien, on manque de temps pour jouer du couteau, et tu pourras toujours brûler le corps quand il sera mort. Ce qui compte, c’est d’avoir un cadavre pittoresque, Mike, pas de faire souffrir ce garçon. On n’est pas des sauvages, du moins certains d’entre nous. »
Mike gloussa, puis il tendit la main, empoigna Mesure par l’épaule et d’un balayage du pied lui faucha les jambes. Jamais Mesure n’avait éprouvé un tel sentiment d’impuissance qu’à ce moment-là, quand il chuta. Fink ne le dépassait pas d’un pouce, en taille comme en allonge, et Mesure connaissait quelques attrapes de lutte, mais l’autre n’avait même pas cherché le corps-à-corps. Rien qu’un mouvement de main, un autre du pied, et Mesure se retrouvait par terre.
« Tu n’as pas besoin de l’attacher d’abord ? » demanda Harrison.
Pour toute réponse, Fink saisit et leva la jambe gauche de Mesure, si vite et si haut que celui-ci glissa sur le sol et que ses fesses décollèrent carrément en l’air. Aucune chance de prendre un appui, aucune chance de lancer une ruade. Puis Fink abaissa brusquement et brutalement la jambe de Mesure en travers de sa propre cuisse. Les os de la jambe se brisèrent net comme du petit bois sec. Mesure hurla dans son bâillon, puis faillit avaler le mouchoir en cherchant sa respiration. Il n’avait jamais connu pareille douleur de toute sa vie. Dans un moment d’égarement il songea : c’est ce qu’a dû ressentir Alvin quand la meule lui est tombée dessus.
« Pas ici, dit Harrison. Remmène-le. Fais ça dans le caveau à patates.
— Combien d’os vous voulez que j’y casse ? demanda Fink.
— Tous. »
Il releva Mesure par un bras et une jambe et le balança pour ainsi dire sur ses épaules. Malgré la douleur, Mesure tenta de décocher un ou deux coups de poing, mais Fink lui tira sèchement le bras vers le bas et le brisa au niveau du coude.
Mesure fut à peine conscient du trajet. Il entendit quelqu’un demander de loin : « Qui donc c’est, çui-là ? »
Fink lui cria en réponse : « On a mis l’grappin sus un espion rouge qui fouinait dans l’coin ! »
La voix au loin semblait familière à Mesure, mais il ne put se concentrer assez pour retrouver à qui elle appartenait. « Démolis-le ! » brailla-t-elle.
Fink ne répondit pas. Il ne se déchargea pas de Mesure pour ouvrir les portes du caveau à légumes, pourtant elles étaient basses et inclinées, et il fallait tendre le bras vers le sol avant de les relever. Fink se contenta de coincer le bout de sa botte sous le battant et de le décoller d’une secousse. Le battant s’ouvrit si vite qu’il heurta le sol et rebondit comme pour se refermer, mais Fink entrait déjà dans le caveau ; la porte lui frappa la cuisse et repartit dans l’autre sens. Mesure le sut quand elle claqua et qu’il fut un peu bousculé, ce qui accrut la douleur dans sa jambe et son coude. Pourquoi je ne me suis pas encore évanoui ? se demanda-t-il. Ce serait pourtant le moment.
Mais il ne perdit jamais connaissance. Il eut les deux jambes brisées au-dessus et au-dessous du genou, les doigts retournés et disloqués, les mains broyées, les bras fracturés de part et d’autre du coude… tout le temps il resta conscient. À la longue pourtant, la douleur lui paraissait lointaine… un souvenir de la douleur plutôt que la douleur elle-même. Quand on entend un coup de cymbales, c’est bruyant ; deux ou trois coups simultanés, c’est encore plus bruyant. Mais vers le vingtième, ça ne l’est pas davantage, on devient tout bonnement sourd et on ne les entend quasiment plus. Voilà ce qui se passait pour Mesure.
Il y eut des acclamations éloignées.
Quelqu’un surgit en courant. « Le gouverneur veut qu’tu termines vite, il a b’soin de toi tout d’suite.
— Dans une minute j’ai fini, dit Fink. À part les brûlures.
— Tu verras ça plus tard, dit l’homme. Grouille-toi ! »
Fink laissa tomber Mesure puis lui défonça la poitrine à coups de talon jusqu’à ce que les côtes cassées pointent en désordre, au dedans comme au dehors. Il le redressa ensuite par le bras et les cheveux et lui arracha l’oreille avec les dents. Mesure la sentit se déchirer, pris d’une ultime bouffée de colère éperdue. Fink lui tordit alors sèchement la tête. Mesure entendit le craquement de son cou qui se brisait net. Fink jeta le corps sur les pommes de terre. Mesure roula de l’autre côté du tas, jusque dans le trou qu’il avait creusé. Ce ne fut que lorsqu’il eut la figure dans la terre que cessa la douleur et vint l’obscurité.
Fink referma les portes du pied, comme il les avait ouvertes, glissa la barre en place et reprit le chemin de la maison. Les acclamations, côté façade, étaient plus fortes. Harrison le rencontra en sortant de son bureau. « Laisse tomber, dit-il. On n’a plus besoin de cadavre pour chauffer les esprits. Les canons viennent tout juste d’arriver, et nous attaquerons demain matin. »
Harrison se précipita sur la galerie de façade, et Mike Fink le suivit. Des canons ? Quel rapport entre des canons et ce cadavre dont il prétendait avoir besoin ? Pour qui prenait-il Mike ? Pour un assassin ? Tuer Casse-pattes, c’était une chose, et tuer un adversaire en combat loyal encore une autre. Mais tuer un jeune gars bâillonné, ça n’était plus du tout pareil. Quand il avait arraché l’oreille avec les dents, ça ne lui avait pas paru correct. Ça n’était pas le trophée d’un combat loyal. D’un coup, il n’avait plus eu de cœur à l’ouvrage. Il ne s’était même pas donné la peine d’arracher l’autre.
Mike restait là, auprès de Harrison, à regarder les chevaux tracter les quatre canons, fallait voir avec quelle vigueur. Il savait comment Harrison allait s’en servir, de ses pièces d’artillerie, il l’avait entendu exposer son plan. Deux ici, deux là, pour balayer l’ensemble de la cité rouge des deux côtés. Mitraille et boîte à mitraille, pour déchirer, déchiqueter les corps des Rouges, femmes et enfants à la même enseigne que les hommes.
J’appelle pas ça se battre, se dit Mike. Comme avec ce gars, là-bas derrière. C’est sans risque, pareil que piétiner de jeunes grenouilles. On le fait et on n’y pense plus. Mais on ne ramasse pas les grenouilles mortes pour les empailler et les accrocher au mur, ça ne se fait pas.
J’appelle pas ça se battre.
XIII
La Butte-aux-huit-faces
La sensation de la terre autour de la rivière Licking était différente. Alvin ne s’en rendit pas compte tout de suite, surtout parce qu’il courait pour ainsi dire dans un état second. Il ne se rendait pas compte de grand-chose. Il courait comme dans un long rêve. Mais lorsque Ta-Kumsaw l’entraîna sur la Terre-aux-silex, il y eut un changement dans le rêve. Tout autour de lui, indépendamment de ce qu’il voyait en songe, crépitaient de petites étincelles de feu d’un noir profond. Pas comme le néant qui se tapissait toujours aux limites de sa vision. Pas comme le noir profond qui aspirait la lumière et ne la restituait jamais. Non, ce noir-là brillait, il produisait des étincelles.
Et lorsqu’ils s’arrêtèrent de courir et qu’Alvin revint à lui, ces feux noirs avaient peut-être légèrement faibli mais ils étaient toujours là. Sans même réfléchir, Alvin s’avança vers l’un d’eux, luisance sombre dans un océan de vert, puis il se pencha et le ramassa. Un silex. Un bien gros.
« Un silex pour vingt flèches, dit Ta-Kumsaw.
— C’est noir quand il brille et froid quand il brûle », dit Alvin.