Ta-Kumsaw hocha la tête. « Tu veux devenir un jeune Rouge ? Alors fais des pointes de flèches avec moi. »
Alvin comprit vite. Il avait déjà travaillé la pierre. Quand il taillait une meule, il voulait des surfaces unies et lisses. Avec le silex, c’était le bord, pas le plat, qui comptait. Ses deux premières pointes furent maladroites, mais il put ensuite pénétrer à tâtons dans la pierre ; il en trouva les plis et replis naturels et les fractura. Sa quatrième pointe, il ne la tailla pas du tout par éclats. Il se servit seulement de ses doigts et la dégagea délicatement du silex.
Le visage de Ta-Kumsaw resta impassible. La plupart des Blancs l’imaginaient toujours indifférent. Ils croyaient que les hommes rouges, et surtout Ta-Kumsaw, n’éprouvaient pas de sentiments parce qu’ils ne les extériorisaient jamais devant personne. Alvin l’avait vu rire, pourtant, et crier, exprimer sur son visage toutes les émotions qu’un homme connaît. Alors il savait que lorsque Ta-Kumsaw ne laissait rien paraître sur sa figure, ça voulait dire qu’il ressentait beaucoup de choses.
« J’ai déjà souventes fois travaillé sus d’la pierre. » Il avait l’impression de plus ou moins s’excuser.
« Le silex n’est pas de la pierre, dit Ta-Kumsaw. Les galets dans une rivière, les rochers, c’est de la pierre. Ça, c’est de la roche vivante, de la roche avec du feu à l’intérieur, la partie dure du sol que la terre nous donne à volonté. Pas arrachée de force et torturée comme le font les hommes blancs avec le fer. » Il leva la quatrième pointe de flèche d’Alvin, celle que ses doigts persuasifs avaient détachée du silex. « L’acier n’aura jamais un tranchant aussi affilé.
— Des tranchants parfaits comme ça, j’en ai jamais vu, dit Al.
— Pas de traces d’éclats, fit Ta-Kumsaw. Ni de moulage. Un homme rouge qui verrait ce silex dirait : “C’est la terre qui l’a créé ainsi.”
— Mais toi, tu connais, dit Al. Tu connais que c’est seulement par rapport que j’ai un talent.
— Un talent déforme la terre, dit Ta-Kumsaw. Comme un chicot dans une rivière fait bouillonner l’eau à la surface. C’est la même chose avec la terre quand un Blanc se sert de son talent. Ce n’est pas ton cas. »
Alvin médita là-dessus une minute. « Tu veux dire que tu les vois quand ils font l’sourcier ou qu’ils lancent leurs supplications, leurs sortilèges et leurs charmes ?
— Comme on sent la mauvaise odeur quand un malade relâche ses intestins, dit Ta-Kumsaw. Mais toi… ce que tu fais est propre. Comme si ça venait de la terre. Je croyais que j’allais t’apprendre à devenir un Rouge. Et c’est la terre qui te donne des pointes de flèches en cadeau. »
Une fois encore, Alvin eut l’impression de s’excuser. Qu’il soit capable de tels prodiges semblait mettre Ta-Kumsaw en colère. « J’ai rien d’mandé à personne, moi, dit-il. J’étais le septième fils d’un septième fils, et le treizième enfant.
— Ces nombres – sept, treize –, vous les Blancs, vous y attachez de l’importance, mais ils ne sont rien sur la terre. La terre a de vrais nombres. Un, deux, trois, quatre, cinq, six – ces nombres, tu les vois quand tu regardes autour de toi dans la forêt. Où est le sept ? Où est le treize ?
— C’est p’t-être pour ça qu’ils sont si forts, dit Alvin. Par rapport qu’ils sont pas naturels.
— Alors pourquoi la terre apprécie-t-elle ce que tu fais ? Ça n’est pourtant pas naturel ?
— J’sais pas, Ta-Kumsaw. J’ai qu’dix ans, moi, bientôt onze. »
Ta-Kumsaw se mit à rire. « Dix ? Onze ? Des nombres très faibles. »
Ils passèrent la nuit sur place, en bordure de la Terre-aux-silex. Ta-Kumsaw raconta à Alvin l’histoire du lieu, le meilleur site à silex existant. Les Rouges avaient beau venir en prendre autant qu’ils voulaient, il en sortait toujours davantage de la terre, qui attendaient qu’on les ramasse. Dans le temps, il arrivait régulièrement qu’une tribu essaye de s’emparer du site. Elle amenait ses guerriers et tuait tous ceux qui venaient chercher des silex. De cette façon, elle s’imaginait qu’elle seule disposerait de flèches. Mais ça ne se passait jamais comme ça. Dès que la tribu remportait ses batailles et occupait le terrain, les silex disparaissaient complètement. Plus un seul. On avait beau chercher, chercher, on ne trouvait plus rien. La tribu s’en allait donc, une autre arrivait, et les silex étaient revenus, autant que par le passé.
« Il appartient à tout le monde, cet endroit. Tous les Rouges sont en paix, ici. Ni tueries, ni guerres, ni disputes, sinon la tribu ne retrouve plus de silex.
— J’voudrais que l’monde entier, il soye comme ça, dit Alvin.
— Écoute assez longtemps mon frère, petit Blanc, et tu te le figureras. Non, non, ne m’explique pas. Ne le défends pas. Il suit sa route, moi la mienne. Je pense que son choix tuera plus de gens, rouges ou blancs, que le mien. »
Au cours de la nuit, Alvin rêva. Il se vit marcher tout autour de la Butte-aux-huit-faces, jusqu’à ce qu’il eût découvert un raidillon qui semblait mener en haut de la colline. Il le gravit donc et parvint au sommet. Les arbres aux feuilles argentées s’agitaient sous la brise et l’aveuglaient en renvoyant les rayons du soleil. Il s’approcha de l’lui d’eux ; il abritait un nid de cardinaux. Pareil dans tous les arbres : un seul nid d’oiseaux rouges.
Sauf un. Il différait des autres. Il était plus vieux, noueux, et ses branches s’étalaient au lieu de se dresser en l’air. Comme un arbre fruitier. Et les feuilles étaient dorées, non pas argentées, si bien qu’elles ne brillaient pas aussi fort, mais d’un éclat doux et profond. Dans l’arbre, il aperçut un fruit rond et blanc ; il savait qu’il était mûr. Mais quand il tendit la main pour attraper le fruit et le manger, il entendit des rires et des moqueries. Il regarda alentour et vit tous les gens qu’il avait connus dans sa vie qui se fichaient de lui. Sauf une personne : Mot-pour-mot. Mot-pour-mot était là et lui dit : « Mange ! » Alvin avança la main et cueillit un seul fruit dans l’arbre ; il le porta à sa bouche et mordit. Il était ferme et juteux avec un goût à la fois doux et amer, salé et acide, si prononcé qu’il en eut des picotements partout, mais c’était un goût délicieux, il aurait voulu le garder en lui pour toujours.
Il allait mordre une seconde fois dans le fruit quand il découvrit qu’il avait disparu de sa main, et qu’aucun autre ne pendait dans l’arbre. « Une bouchée te suffit pour l’instant, dit Mot-pour-mot. Rappelle-toi son goût.
— J’oublierai jamais », dit Alvin.
Tout le monde continuait de rire, de plus en plus fort ; mais Alvin n’y faisait pas attention. Il avait pris une bouchée du fruit, et tout ce qu’il voulait maintenant, c’était conduire sa famille au même arbre pour les faire manger ; conduire tous ceux qu’il connaissait, et même les étrangers aussi, pour qu’ils y goûtent. Suffirait qu’ils y goûtent, se disait Alvin, et ils sauraient.
« Ils sauraient quoi ? » demanda Mot-pour-mot.
Al ne voyait pas. « Ils sauraient, voilà, dit-il. Sauraient tout. Tout c’qui est bien.
— C’est juste, dit Mot-pour-mot. À la première bouchée, on sait.
— Et à la deuxième, alors ?
— À la deuxième bouchée, on vit éternellement, dit Mot-pour-mot. Et il vaut mieux que tu n’y songes pas, mon garçon. Ne va pas t’imaginer que tu peux vivre éternellement. »
Alvin se réveilla au matin avec le goût du fruit toujours dans la bouche. Il dût se forcer pour se persuader qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Ta-Kumsaw était déjà debout. Il avait allumé un feu de braises et fait sortir deux poissons de la Licking. Ils étaient à présent embrochés par la gueule sur des bâtons. Il en tendit un à Alvin.