Mais Alvin ne voulait pas manger. S’il mangeait, le goût du fruit disparaîtrait de sa bouche. Ce serait le début de l’oubli, et il tenait à se souvenir. Oh, il savait qu’il lui faudrait s’alimenter à un moment ou à un autre – on peut devenir drôlement maigrichon en sautant tout le temps ses repas. Mais aujourd’hui, pour l’instant, il ne voulait pas manger.
Il avait pourtant pris la broche et regardait grésiller la truite. Ta-Kumsaw parlait, il lui disait qu’il fallait appeler le poisson et les autres animaux quand on avait besoin de se nourrir. Leur demander de venir. Si la terre désire qu’on mange, alors l’animal vient, peut-être un autre, aucune importance, on mange ce que donne la terre. Alvin pensa au poisson qu’il faisait cuire. Est-ce que la terre ignorait qu’il n’allait pas manger ce matin ? Ou avait-elle envoyé ce poisson pour lui faire savoir qu’il fallait manger, après tout ?
Ni l’un, ni l’autre. Car juste au moment où le poisson était prêt, ils entendirent le fracas et le martèlement sourd qui annonçaient l’approche d’un homme blanc.
Ta-Kumsaw resta assis, parfaitement calme ; il ne se donna même pas la peine de sortir son couteau. « Si la terre conduit un homme blanc ici, alors il n’est pas mon ennemi », dit-il.
Au bout d’un bref instant, l’homme pénétra dans la clairière. Il avait des cheveux blancs, là où il n’était pas chauve. Il tenait son chapeau à la main. Il portait un sac à l’air avachi en bandoulière, et aucune arme. Alvin savait déjà ce que renfermait le sac. Des vêtements de rechange, quelques rations de nourriture et un livre. Un tiers du livre contenait des phrases isolées : des gens y avaient écrit la chose la plus importante qu’ils avaient jamais vue de leurs yeux. Mais les deux derniers tiers étaient clos par une courroie de cuir. C’était là que Mot-pour-mot écrivait ses propres histoires, celles qu’il jugeait importantes.
Car c’était bien de lui qu’il s’agissait, Mot-pour-mot, qu’Alvin croyait ne jamais revoir de sa vie. Et soudain, en reconnaissant son vieil ami, Alvin sut pourquoi deux poissons étaient venus à l’appel de Ta-Kumsaw. « Mot-pour-mot, dit-il. J’espère que t’as faim, par rapport que j’ai là un poisson que j’ai grillé pour toi. »
Mot-pour-mot sourit. « Je suis rudement content de te voir, Alvin, et rudement content de voir ce poisson. »
Alvin lui tendit la broche. Mot-pour-mot s’assit dans l’herbe, en face de lui et de Ta-Kumsaw, de l’autre côté du feu. « Merci bien, Alvin », dit-il. Il sortit son couteau et se mit à détacher adroitement des filets du poisson. Ils grésillaient encore et lui brûlèrent les lèvres, mais il se lécha d’un coup de langue et fit un sort rapide à la truite. Ta-Kumsaw mangeait aussi la sienne, et Alvin les observait tous les deux. Ta-Kumsaw ne quittait pas Mot-pour-mot des yeux.
« Ça, c’est Mot-pour-mot, dit Alvin. Çui qui m’a appris à guérir.
— Je ne t’ai pas appris, dit Mot-pour-mot. Je t’ai uniquement donné l’idée pour que tu apprennes tout seul. Et persuadé que tu devais essayer. » Il adressa la phrase suivante à Ta-Kumsaw. « Il était décidé à se laisser mourir plutôt que d’utiliser son talent pour se guérir, vous vous rendez compte ?
— Et ça, c’est Ta-Kumsaw, dit Alvin.
— Oh, je vous ai reconnu à la minute où je vous ai vu. Savez-vous que vous êtes une légende parmi les Blancs ? Vous êtes comme Saladin pendant la croisade, ils vous admirent plus qu’ils n’admirent leurs propres dirigeants, et pourtant ils n’ignorent pas que vous avez juré de combattre jusqu’à ce que vous ayez refoulé le dernier homme blanc d’Amérique. »
Ta-Kumsaw ne répondit rien.
« J’ai bien dû rencontrer deux douzaines d’enfants qui portaient votre nom, principalement des garçons, tous blancs. Et j’en ai entendu, des histoires sur votre compte : vous sauviez des prisonniers blancs qui allaient être brûlés vifs, vous apportiez à manger aux gens que vous aviez chassés de chez eux pour qu’ils ne meurent pas de faim. Je crois même à certaines de ces histoires. »
Ta-Kumsaw termina son poisson et posa la broche dans le feu.
« J’en ai aussi entendu certaine autre en venant par ici : vous auriez capturé deux Blancs de Vigor Church et envoyé leurs vêtements déchirés et couverts de sang à leurs parents. Vous les auriez torturés à mort pour affirmer votre volonté d’éliminer tous les Blancs, hommes, femmes et enfants. Vous auriez dit que le temps des mœurs civilisées appartenait au passé, et que vous alliez maintenant user de la terreur pure pour chasser l’homme blanc d’Amérique. »
Pour la première fois depuis l’arrivée de Mot-pour-mot, Ta-Kumsaw prit la parole. « Tu l’as crue, cette histoire-là ?
— Ma foi, non, répondit Mot-pour-mot. Mais c’est parce que je connaissais déjà la vérité. Vous voyez, j’ai reçu un message d’une fillette que j’ai connue – une demoiselle, à présent. C’était une lettre. » Il sortit une lettre pliée de son habit, trois feuilles de papier couvertes d’écriture. Il la tendit à Ta-Kumsaw.
Sans y jeter un regard, Ta-Kumsaw tendit la lettre à Alvin. « Lis-la moi, dit-il.
— Mais t’arrives à lire l’anglais, dit Alvin.
— Pas ici », fit Ta-Kumsaw.
Alvin regarda la lettre, chacune des trois pages, et à sa grande surprise il n’y parvint pas davantage. Les caractères lui semblaient tous familiers. Quand il les examinait, il pouvait même les nommer, L-E–F–A–I–S-E-U-R-A-B-E-S-O-I-N-D-E-V-O-U-S, elle commençait comme ça, mais il n’y trouvait aucun sens, il ne pouvait même pas dire avec certitude de quelle langue il s’agissait. « J’arrive pas à la lire, moi non plus. » Et il la rendit à Mot-pour-mot.
Mot-pour-mot l’étudia une minute, puis il rit et la remit dans sa poche d’habit. « Eh bien, voilà une histoire pour mon livre. Un endroit où l’on ne peut pas lire. »
Alvin, étonné, vit sourire Ta-Kumsaw. « Même toi ?
— Je sais ce qu’elle dit parce que je l’ai déjà lue, dit le vieil homme. Mais aujourd’hui, je n’arrive pas à en déchiffrer un traitre mot. Et pourtant je sais ce que le mot est censé dire. Quelle est cette région ?
— On est sur la Terre-aux-silex, dit Alvin.
— Nous sommes dans l’ombre de la Butte-aux-huit-faces, dit Ta-Kumsaw.
— Je croyais qu’un Blanc ne pouvait pas s’y rendre, dit Mot-pour-mot.
— Moi aussi, fit Ta-Kumsaw. Mais je vois ici un garçon blanc, et je vois là un homme blanc.
— J’ai rêvé de toi c’te nuit, dit Alvin. J’ai rêvé que j’étais en haut de la Butte-aux-huit-faces ; t’étais avec moi et tu m’expliquais des choses.
— Ne t’y fie pas, dit Mot-pour-mot. Je doute qu’il existe quoique ce soit sur la Butte-aux-huit-faces que je puisse expliquer à quelqu’un.
— Comment es-tu arrivé ici, demanda Ta-Kumsaw, si tu ne savais pas que tu venais sur la Terre-aux-silex ?
— Elle m’a dit de remonter le Musky-Ingum et, quand je verrais un rocher blanc, de prendre l’embranchement de gauche. Elle a dit que je trouverais Alvin Miller junior assis avec Ta-Kumsaw devant un feu, en train de cuire du poisson.
— Qui c’est qui t’a dit tout ça ? demanda Alvin.
— Une femme, répondit Mot-pour-mot. Une torche. Elle m’a dit que tu l’as vue dans une vision, Alvin, à l’intérieur d’une tour de cristal, il n’y a pas plus d’une semaine de ça. C’est elle qui t’a retiré la coiffe de la figure quand tu es né. Elle te suit depuis ce temps-là, à la façon des torches. Elle est allée dans cette tour avec toi, elle a vu par tes yeux.
— Il l’avait bien dit, l’Prophète, qu’y avait quelqu’un avec nous autres, dit Alvin.
— Elle a regardé par son œil aussi, dit Mot-pour-mot, et elle a vu tous ses avenirs. Le Prophète mourra. Demain matin. Tué par le fusil de ton père, Alvin.