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Il avait cru que la Butte n’était qu’une seule colline à huit versants. Mais maintenant il s’apercevait que les versants constituaient autant de buttes distinctes disposées de façon à former une profonde cuvette au milieu. La vallée paraissait bien trop large, les buttes opposées bien trop éloignées. Alvin avait pourtant fait tout le tour de la colline à pied ce matin, avec Ta-Kumsaw et Mot-pour-mot, non ? La Butte-aux-huit-faces avait l’air beaucoup plus importante au-dedans qu’au-dehors.

Il descendit prudemment la pente herbeuse. Elle était inégale, parsemée de touffes de végétation ; l’herbe était fraîche, le sol humide et ferme. La descente lui parut nettement plus longue que l’ascension. Quand enfin il atteignit le fond de la vallée, il se trouva en bordure d’une prairie plantée d’arbres aux feuilles d’argent, tout comme dans son rêve. Son rêve n’avait donc pas menti, il lui avait montré un paysage réel qu’il n’avait pas pu imaginer.

Mais de quelle façon était-il censé trouver Mesure et le guérir ? Qu’est-ce que la Butte avait à voir là-dedans ? C’était l’après-midi maintenant, ils avaient mis du temps à faire le tour de la colline ; Mesure était peut-être déjà en train de mourir, et Alvin ne voyait pas du tout comment il allait s’y prendre pour l’aider.

Il se dit qu’il ne lui restait qu’à marcher. Il avait dans l’idée de traverser la vallée pour gagner l’une des autres buttes, mais il remarqua quelque chose de très bizarre. Il avait beau avancer, il avait beau passer des arbres aux feuilles d’argent, la butte vers laquelle il se dirigeait restait toujours aussi lointaine. Il eut peur – était-il pris au piège pour toujours ? – et il se dépêcha de retourner d’où il venait. En quelques minutes, pas davantage, il retrouva les traces de ses pas descendant de la colline. Il était sûr d’avoir marché plus longtemps dans l’autre sens. Deux autres tentatives le convainquirent que la vallée s’allongeait indéfiniment dans toutes les directions, sauf celle d’où il venait. Dans cette direction-là, c’était comme s’il se trouvait toujours au centre de la Butte, quelle que soit la distance parcourue pour y arriver.

Alvin chercha des yeux l’arbre à feuilles d’or et au fruit tout blanc, mais il ne put le découvrir et n’en fut pas surpris. Il gardait toujours en bouche le goût du fruit, depuis son rêve de la nuit passée. Il n’aurait pas d’autre occasion d’y goûter, en rêve ou non, parce que la deuxième bouchée le ferait vivre éternellement. Il s’en moquait, de ne pas l’obtenir, cette bouchée. La mort ne tourmente guère un garçon de son âge.

Il entendit de l’eau. Un ruisseau, limpide et frais, courait sur des cailloux. C’était impossible, évidemment. La vallée de la Butte-aux-huit-faces était complètement fermée. Si l’eau coulait si vite ici, pourquoi la vallée ne se remplissait-elle pas pour former un lac ? Pourquoi n’y avait-il pas le moindre cours d’eau à jaillir de la colline, à l’extérieur ? Et puis il viendrait d’où, ce cours d’eau ? La butte était l’œuvre de l’homme, comme bien d’autres buttes éparpillées à travers le pays, mais aucune n’était aussi ancienne. Les sources, ça ne jaillit pas des collines édifiées par l’homme. Cette eau lui devenait suspecte, tellement c’était impossible. Mais en y réfléchissant, il avait connu un certain nombre de choses impossibles dans sa vie, et celle-ci était loin d’être la plus étrange.

Ta-Kumsaw avait dit de boire si la Butte lui offrait de l’eau, alors il s’agenouilla et but en plongeant franchement la tête dans le ruisseau et en aspirant directement dans la bouche. Il n’en perdit pas le goût du fruit. Peut-être même en était-il renforcé.

Il resta à genoux au bord du ruisseau, à étudier la berge d’en face. L’eau s’y écoulait différemment. En fait, elle clapotait sur le rivage comme les vagues de l’océan ; et lorsqu’Alvin eut fait ce rapprochement, il constata que le tracé de la rive opposée coïncidait avec la carte de la côte Est qu’Armure-de-Dieu lui avait montrée. La mémoire lui revint, claire et précise. Ici, où le littoral s’arrondissait, c’était la Caroline, dans les Colonies de la Couronne. Cette baie profonde, c’était le Chase-a-pick, et là l’embouchure du Potty-Mack, qui constituait la frontière entre les États-Unis et les Colonies de la Couronne.

Alvin se releva et enjamba le cours d’eau.

Ce n’était que de l’herbe. Il ne voyait ni rivières, ni villes, ni bornes de terrains, ni routes. Mais depuis le littoral, il arrivait assez bien à situer la région de l’Hio, et même l’emplacement de la butte qu’il venait de gravir. Il fit deux pas et là, d’un seul coup, il aperçut Ta-Kumsaw et Mot-pour-mot, assis par terre devant lui, qui le regardaient avec des yeux ronds.

« T’as fini par monter, dit Alvin.

— Pas du tout, répondit Mot-pour-mot. Nous n’avons pas bougé d’ici depuis que tu es parti.

— Pourquoi es-tu redescendu ? demanda Ta-Kumsaw.

— Mais j’ai pas du tout redescendu, dit Alvin. J’suis dans l’bas de la vallée d’la Butte.

— La vallée ? fit Ta-Kumsaw.

— Nous sommes ici au pied de la colline », ajouta Mot-pour-mot.

Alors Alvin comprit. Pas au point de l’expliquer par des mots, mais suffisamment pour en tirer parti, se servir de ce que la Butte lui avait donné. Il pouvait se déplacer à la surface de la terre, comme ça, cent milles à chaque pas, et rencontrer les gens qu’il voulait voir. Les gens qu’il connaissait. Mesure. Alvin se toucha le front en manière de salut aux deux hommes qui l’attendaient, puis fit un petit pas. Ils disparurent.

Il retrouva facilement la ville de Vigor Church. La première personne qu’il vit fut Armure-de-Dieu, qui priait à genoux. Alvin ne lui dit rien, de peur que son beau-frère le prenne pour une apparition surgie du royaume des morts. Mais il priait où, Armure ? Chez lui ? Dans ce cas, la maison de Vinaigre Riley devait se situer de ce côté-là de la ville, en repartant vers l’est. Il se retourna.

Il vit son père, assis auprès de sa mère. P’pa ébarbait des balles de mousquet qu’il avait coulées. Et m’man lui chuchotait quelque chose, elle insistait. Elle était en colère, et p’pa aussi. « Des femmes et des enfants, voilà ce qu’y a dans c’te ville. Même si Ta-Kumsaw et l’Prophète, ils ont tué nos garçons, ces femmes et ces enfants y sont pour rien. Tu vaudras pas mieux si tu lèves la main contre eux autres. Que j’te voye pas revenir dans cette maison, j’veux plus jamais t’voir si t’en tues un seul. Je l’jure, Alvin Miller. »

P’pa continuait de polir ; il ne s’interrompit qu’une fois et lâcha : « Ils ont tué mes garçons. »

Alvin voulut lui répondre et ouvrit la bouche pour dire : « Mais j’suis pas mort, p’pa ! »

Ça ne marcha pas. Il ne put sortir un mot. On ne l’avait pas non plus amené ici pour donner une vision à ses parents. C’est Mesure qu’il devait trouver, sinon la balle du mousquet de p’pa tuerait l’homme-lumière.

Ce n’était guère loin, à peine un pas. Alvin déplaça légèrement les pieds, m’man et p’pa disparurent. Il entr’aperçut Placide et David qui tiraient au fusil, probablement sur des cibles. Et aussi Économe et Fortuné qui bourraient quelque chose… qui bourraient la charge dans le fût d’un canon. Impressions fugitives d’autres personnes… mais comme elles lui étaient inconnues et qu’elles ne l’intéressaient pas, il les distinguait mal. Enfin il vit Mesure.

Il devait être mort. Il avait le cou brisé, à en juger par l’angle de sa tête, et ses bras et jambes étaient tous cassés aussi. Alvin n’osait pas bouger, il risquait de se retrouver un mille plus loin en un rien de temps, et Mesure disparaîtrait comme les autres. Il resta donc debout à la même place et se projeta dans le corps de son frère couché par terre devant lui.