Alvin n’avait jamais éprouvé pareille souffrance de toute sa vie. Ce n’était pas la souffrance de Mesure, mais la sienne. Son sens de l’organisation naturelle des choses, de leur forme normale ; à l’intérieur du corps de Mesure, rien n’était normal. Certaines parties se mouraient, le sang s’était accumulé dans le ventre et étouffait ce qui subsistait de vie, le cerveau n’était plus relié à l’ensemble du corps ; jamais Alvin n’avait vu gâchis aussi effroyable, tout allait de travers, au point qu’il éprouva de la douleur en le découvrant, une douleur si violente qu’il poussa un cri. Mais Mesure ne l’entendit pas. Mesure n’était plus capable d’entendre. S’il n’était pas mort, il ne valait guère mieux, aucun doute là-dessus.
Alvin s’intéressa d’abord à son cœur. Il battait toujours, mais il ne restait plus beaucoup de sang à pomper dans les veines ; le flux s’était perdu dans la poitrine et le ventre de Mesure. C’était la première chose qu’Alvin devait remettre en état : reconstituer les vaisseaux et rétablir la circulation normale du sang.
Du temps, tout ça demandait du temps. Les côtes cassées, les organes déchirés. Les os, qu’il lui fallait assembler sans même se servir des mains pour les remettre en place – certains étaient tellement désalignés qu’il n’y pouvait rien. Il devrait attendre que Mesure se réveille suffisamment et lui vienne en aide.
Alvin entra donc dans le cerveau de son frère, suivit les nerfs qui couraient le long de la colonne vertébrale et guérit l’ensemble, lui redonnant son ordre naturel.
Mesure se réveilla dans un long, un horrible cri d’agonie. Il était vivant, et la douleur lui revenait, plus présente et plus violente que jamais. Je te demande pardon, Mesure. Je ne peux pas te guérir sans que la douleur revienne. Et je dois te guérir, sinon trop d’innocents vont mourir.
Alvin ne remarqua même pas que la nuit tombait déjà, et il n’avait fait que la moitié du travail.
XIV
La Tippy-Canoe
Dans Prophetville, seuls les enfants dormaient cette nuit-là. Les adultes sentaient tous l’encerclement de l’armée des Blancs ; le sens de la terre des Rouges percevait les charmes dissimulateurs et autres sortilèges jetés par les troupes blanches comme autant de trompettes et d’étendards.
Ils ne se découvrirent pas tous le courage de tenir leur serment, maintenant que la mort par le fer et le feu n’était plus éloignée que de quelques heures. Mais ceux-là firent de leur mieux : ils rassemblèrent leurs familles et se glissèrent hors de Prophetville, en passant silencieusement entre les compagnies de soldats blancs qui ne s’aperçurent de rien. Certains qu’ils ne sauraient pas mourir sans se défendre, ils s’en allaient afin qu’aucun Rouge ne brise la non-violence unanime que voulait le Prophète.
Tenskwa-Tawa n’était pas surpris d’en voir quelques-uns partir ; il l’était d’en voir autant rester. Presque tous. Tant de gens qui croyaient en lui, tant de gens qui allaient affirmer cette foi dans le sang. Il attendait l’aube avec appréhension ; la douleur qu’il avait éprouvée à la suite d’un seul meurtre commis sous ses yeux lui faisait endurer le bruit noir depuis des années. Bien sûr, c’était son père qu’on avait tué, la douleur n’en était que plus grande ; mais aimait-il moins les gens de Prophetville qu’il n’avait aimé son père ?
Il devait pourtant repousser le bruit noir, garder toute sa présence d’esprit, sinon ils mourraient en vain. Si leur mort n’apportait rien, autant la leur éviter. Il avait si souvent cherché la Tour de Cristal, dans sa quête d’un moyen pour affronter ce jour, d’une voie menant à une issue heureuse. Il n’avait rien trouvé de mieux que de diviser la terre : les Rouges à l’ouest du Mizzipy, les Blancs à l’est. Mais même pour parvenir à cela, il fallait emprunter des chemins extrêmement étroits. Tant de choses dépendaient des deux jeunes Blancs, tant d’autres de Tenskwa-Tawa, tant d’autres encore de l’assassin-blanc Harrison lui-même. Car sur tous les chemins où Harrison usait de miséricorde, l’affrontement de la Tippy-Canoe n’empêchait aucunement la destruction des Rouges et, avec eux, de la terre. Sur tous ces chemins, les hommes rouges dépérissaient, cantonnés sur d’étroites réserves désolées, jusqu’à ce que toute la terre soit blanche, et donc asservie de force, dépouillée, amputée, violée, condamnée à fournir de grandes quantités d’une nourriture à l’imitation de la véritable moisson, née d’une tricherie alchimique empoisonnée. Même l’homme blanc en souffrait dans ces visions du futur, mais il faudrait de nombreuses générations avant qu’il ne comprenne sa faute. Ici pourtant – à Prophetville –, il y avait une journée – demain – où le futur pouvait prendre un chemin improbable mais meilleur. Un chemin qui mènerait malgré tout à une terre vivante, même si elle était tronquée ; un chemin qui mènerait un jour à une cité de cristal qui capterait la lumière du soleil et la convertirait en visions de vérité pour tous ses habitants.
C’était l’espoir de Tenskwa-Tawa : s’accrocher à sa vision éclatante toute la journée du lendemain, et faire ainsi de la souffrance, du sang, du bruit noir de meurtre un événement qui changerait le monde.
Avant même que les premiers rayons perceptibles du soleil ne s’élèvent au-dessus de l’horizon, Tenskwa-Tawa sentit poindre l’aube. Il le sentait en partie par la vie qui s’animait à l’est – il sentait cela de plus loin que n’importe quel autre Rouge – mais aussi par les mouvements chez les Blancs, qui se préparaient à allumer les mèches de leurs canons. Quatre flammes, dissimulées et donc révélées par les sortilèges et la sorcellerie. Quatre canons, en position pour balayer toute la cité, d’un bout à l’autre.
Tenskwa-Tawa marchait à travers la ville en fredonnant doucement. Les habitants l’entendirent et réveillèrent les enfants. Les hommes blancs s’apprêtaient à les tuer dans leur sommeil, anonymes à l’intérieur de leurs loges et leurs wigwams. Mais eux préférèrent sortir dans l’obscurité pour gagner d’un pied sûr la vaste prairie, leur lieu de rassemblement habituel. Il n’y avait même pas assez de place pour qu’ils puissent s’asseoir. Ils restèrent debout, par familles, père, mère et enfants groupés dans une seule étreinte, et attendirent que l’homme blanc verse leur sang.
« Notre sang ne disparaîtra pas dans la poussière, leur avait promis Tenskwa-Tawa. Il s’écoulera dans la rivière, et je le retiendrai là ; il sera fort de toutes vos vies, de toutes vos morts, et je m’en servirai pour garder la terre vivante et fixer l’homme blanc dans les régions qu’il a déjà conquises et commencé à tuer. »
Aussi Tenskwa-Tawa se dirigeait-il à présent vers la rive de la Tippy-Canoe, en regardant la prairie s’emplir de ses gens dont un grand nombre allaient mourir devant lui parce qu’ils croyaient à ses paroles.
« Restez auprès de moi, monsieur Miller, dit le général Harrison. C’est le sang des vôtres que nous allons venger aujourd’hui. Je veux vous laisser l’honneur de tirer la première balle de cette guerre. »
Mike Fink observait le meunier à l’œil halluciné qui tassait la bourre et le projectile dans le canon de son mousquet. Mike reconnaissait dans son regard la soif de meurtre. Quand ce genre de folie frappait un homme, elle le rendait dangereux, capable de commettre des actes dont il n’avait pas idée d’ordinaire. Mike était bien content que le meunier ignore où et comment son fils était mort. Oh, le gouverneur Harrison ne lui avait jamais clairement dit le nom de ce jeune homme, mais Mike Fink n’était pas un gamin en culottes courtes, il le savait parfaitement. Si Harrison jouait un jeu compliqué, une chose était sûre cependant : il ferait tout pour atteindre ses hautes visées et placer le plus de terres et de gens sous sa domination. Et Fink savait que Harrison se débarrasserait de lui dès qu’il ne serait plus utile.