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Alvin n’entendait pas.

« Le tir a commencé. Le canon.

— Alors cours-y, Mesure. Aussi vite que tu peux.

— Alvin, j’suis dans un caveau à patates. Ils ont barré la porte. »

Alvin poussa deux ou trois jurons que Mesure ne le soupçonnait pas de connaître.

« Alvin, j’ai là dans l’fond un trou qu’est à moitié creusé. T’as un talent qui marche bien avec la pierre, alors je m’demande si tu pourrais pas m’ramollir tout ça pour que je l’finisse vite. »

Et c’est ce qui se passa. Mesure se glissa dans le trou, ferma les yeux et gratta la terre au-dessus de sa tête. Ça n’avait rien à voir avec le labeur de la veille, quand il s’usait les doigts jusqu’au sang. Ça tombait tout seul, ça s’écartait de lui. Quand il tendait les bras pour creuser plus loin, la terre lui glissait sous les épaules, et seulement là, elle se raffermissait aussitôt, si bien qu’il n’avait même pas besoin de s’embêter à la dégager du trou, elle le rebouchait derrière lui. Il donnait alors des coups de pied, gigotait des jambes pour se dégager les pieds, et tout son corps montait de cette manière.

Je nage dans le sol, voilà ce que je fais, songea-t-il, et il se mit à rire ; c’était si facile et si bizarre.

Son rire prit fin à l’air libre. Il se trouvait à la surface, juste derrière le caveau à légumes. Le ciel s’éclaircissait, le soleil allait se lever sous peu. Le grondement des canons s’était tu. Ça voulait dire que c’était fini ? Trop tard ? Mais peut-être laissait-on seulement refroidir l’artillerie. Ou la déplaçait-on ailleurs. Peut-être même les Rouges avaient-ils réussi à s’en emparer…

Mais serait-ce une bonne nouvelle pour autant ? À tort ou à raison, son père et ses frères se trouvaient du côté des canons, et si les Rouges gagnaient la bataille, certains de ses parents risquaient de mourir. C’était une chose de savoir que les Rouges étaient dans leur droit et les Blancs dans l’erreur ; c’en était une autre de souhaiter la défaite de sa famille, la défaite et peut-être la mort. Il devait arrêter la bataille, alors il courut comme il n’avait encore jamais couru. La voix d’Alvin était partie à présent, mais Mesure n’avait pas besoin d’encouragements. Il volait littéralement sur la route.

Il rencontra deux personnes en chemin. L’une était madame Hatch qui conduisait son chariot rempli de vivres. Quand elle le vit, elle poussa un hurlement – il portait un pagne, il était dégoûtant, il n’allait pas lui reprocher de le prendre pour un Rouge prêt à la scalper. Elle sauta de son chariot et s’enfuit à toutes jambes avant même qu’il ait pu l’appeler par son nom. Ma foi, ça l’arrangeait plutôt. Il manqua arracher le cheval du chariot, tellement il était pressé ; il l’enfourcha à cru et le lança au galop, espérant que l’animal éviterait de trébucher et de le désarçonner.

La seconde personne qu’il rencontra fut Armure-de-Dieu. Armure était agenouillé au milieu du pré communal, devant son magasin, et priait de tout son cœur pendant que les canons grondaient et que les mousquets crépitaient sur l’autre bord de la rivière. Mesure l’interpella, et Armure leva les yeux, l’air d’avoir vu Jésus ressuscité. « Mesure ! s’écria-t-il. Arrête, arrête ! »

Mesure voulait continuer, lui dire qu’il n’avait pas le temps, mais voilà qu’Armure se mit au milieu du chemin et que le cheval eut peur de le contourner ; il dut alors s’arrêter. « Mesure, t’es un ange ou t’es vivant ?

— Vivant, et pas grâce à Harrison. L’a essayé de m’assassiner, figure-toi J’suis vivant et Alvin aussi. Toute cette histoire, c’est l’fait de Harrison, et faut que j’y mette le holà.

— Oui, mais tu vas pas y aller comme t’es là, dit Armure. Attends, j’te dis ! Tu vas pas arriver en pagne et tout crotté comme ça, on va te confondre avec un Rouge et t’abattre aussitôt !

— Alors saute en croupe, et tu vas m’passer tes vêtements en cours de route ! »

Mesure hissa donc Armure-de-Dieu sur son cheval, derrière lui, et ils filèrent vers le bac.

La femme de Peter Ferryman s’y trouvait pour actionner le treuil. Un regard à Mesure lui suffit pour apprendre tout ce qu’elle avait besoin de savoir. « Dépêche-toi, dit-elle. Ça va mal, la rivière devient toute rouge. »

Sur le bac, Armure retira ses vêtements pendant que Mesure se trempait dans l’eau, malgré le sang, pour se nettoyer un brin. Il n’en ressortit pas complètement propre, mais au moins il ressemblait davantage à un Blanc. Encore mouillé, il enfila la chemise et les pantalons d’Armure, puis son gilet. Ils ne lui allaient pas très bien, Armure était plus petit, mais il endossa tout de même la veste en se contorsionnant. Ce faisant, il lui dit : « Pardon de t’laisser que ton caleçon.

— J’accepterais de rester nu la moitié de la journée devant toutes les dames à l’église si ça pouvait arrêter ce massacre », dit Armure. Il ajouta peut-être autre chose, mais Mesure ne l’entendit pas car il était déjà parti.

* * *

Rien ne se passait comme Alvin Miller senior l’avait imaginé. Il avait pensé tirer au mousquet sur les mêmes sauvages hurlants qui avaient mutilé et tué ses fils. Mais la ville était déserte, et l’on avait trouvé tous les Rouges rassemblés dans le Pré de la Parole, comme s’ils attendaient un sermon du Prophète. Miller ne s’était jamais douté que tant de Rouges vivaient à Prophetville, parce qu’il ne les avait jamais tous vus réunis en un même lieu comme à présent. Mais ils étaient rouges, pas vrai ? Alors il fit quand même le coup de feu, comme les autres, tirant et rechargeant, sans se donner la peine de vérifier s’il touchait sa cible. Comment ne pas faire mouche, avec tous ces Rouges debout, serrés les uns contre les autres ? Il avait en ce moment soif de sang, la rage et le pouvoir de tuer le rendaient fou. Il ne remarqua pas que certains de ses compagnons se calmaient. Tiraient moins souvent. Lui chargeait et tirait, chargeait et tirait, s’avançant d’un pas ou deux à chaque fois, sortant du couvert de la forêt, en terrain dégagé ; il ne cessa de tirer que lorsqu’on amena les canons, qu’il leur céda la place, qu’il les regarda faucher de grands andains dans la masse des Rouges.

Pour la première fois il se rendit vraiment compte de ce qui arrivait aux Rouges, de ce qu’ils faisaient, de ce qu’ils ne faisaient pas. Ils ne criaient pas. Ils ne se défendaient pas. Ils étaient là, hommes, femmes et enfants, à regarder les hommes blancs qui les tuaient. Pas un seul ne tournait même le dos à la grêle d’obus à balles. Pas un parent ne cherchait de son corps à protéger son enfant des explosions. Ils restaient debout, ils attendaient, ils mouraient.

La mitraille creusait des trouées dans la multitude ; pour arrêter les giclées de métal il n’y avait que les corps humains. Miller les voyait tomber. Ceux qui le pouvaient se relevaient, ou du moins s’agenouillaient, ou bien levaient la tête au-dessus de la masse de cadavres pour que l’explosion suivante les atteigne et les tue.

Eh quoi, ils veulent donc mourir ?

Miller regarda autour de lui. Son groupe pataugeait dans une mer de cadavres – ils avaient déjà avancé jusqu’où s’étaient tenus les premiers rangs de la foule des Rouges. Là, à ses pieds, le corps d’un gosse pas plus âgé qu’Alvin gisait recroquevillé, l’œil arraché par une balle de mousquet. Peut-être une balle que j’ai tirée, se dit Miller. Peut-être j’ai tué ce gamin.

Pendant les accalmies entre les salves des canons, Miller entendit des hommes pleurer. Non pas les Rouges, les survivants, repliés en une masse de plus en plus réduite du côté de la rivière. Non, les hommes qui pleuraient, c’étaient ses voisins. Des hommes blancs près de lui ou derrière la ligne. Certains parlaient, imploraient. Arrêtez ça, disaient-ils. S’il vous plaît, arrêtez ça.