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— Alors m’est avis que j’vais rester icitte, dit Mesure. J’aurais été à leur place, j’crois pas que j’aurais agi autrement qu’eux autres. S’ils sont coupables, eh ben, moi aussi. »

Le Prophète hocha la tête.

Chaque homme blanc présent sentit quelque chose de chaud, humide et gluant sur ses mains. Certains poussèrent des cris en voyant ce qui leur arrivait. Des coudes jusqu’au bout des doigts ils ruisselaient de sang. Quelques-uns tentèrent de s’essuyer sur leur chemise. D’autres se cherchèrent des blessures qui auraient saigné, mais de blessures ils n’avaient point. Seulement du sang sur les mains.

« Voulez-vous que vos mains redeviennent nettes du sang de mon peuple ? » demanda le Prophète. Il ne criait plus, mais tous l’entendaient, chacun de ses mots. Et oui, oui, ils voulaient que leurs mains soient nettes.

« Alors rentrez chez vous et racontez cette histoire à vos femmes et enfants, à vos voisins, à vos amis. Racontez-leur toute l’histoire. Sans rien oublier. Ne dites pas qu’on vous a trompés, vous saviez tous quand vous avez tiré sur des gens désarmés que vous vous rendiez coupables de meurtre. Même si vous pensiez que certains d’entre nous avaient commis un crime. Quand vous tiriez sur des bébés dans les bras de leurs mères, sur des petits enfants, sur des vieillards, vous nous assassiniez parce que nous étions rouges. Alors racontez l’histoire telle qu’elle s’est passée, et si vous racontez la vérité, vos mains seront nettes. »

Pas un homme sur la prairie qui ne pleurât, ne tremblât, ne défaillît de honte. Rapporter les faits de cette journée à leurs femmes et enfants, à leurs parents, à leurs frères et sœurs leur paraissait intolérable. Mais s’ils ne le faisaient pas, leurs mains ensanglantées les rapporteraient pour eux. Cette pensée, c’était plus qu’ils ne pouvaient supporter.

Mais le Prophète n’en avait pas terminé. « Si un étranger vient à passer et que vous ne lui dites pas toute l’histoire avant d’aller vous coucher, alors le sang reviendra sur vos mains et il restera jusqu’à ce que vous ayez parlé. Ce sera ainsi pour le restant de votre vie : tout homme et toute femme que vous rencontrerez devra entendre la vérité de vos lèvres, ou vos mains seront à nouveau souillées. Et si jamais, pour une raison ou pour une autre, vous tuez encore un être humain, alors vos mains et votre visage seront couverts de sang pour toujours, même dans la tombe. »

Ils hochèrent la tête, ils étaient d’accord. C’était justice, simple justice. Ils ne pouvaient pas redonner vie à ceux qu’ils avaient tués, mais ils pouvaient s’assurer qu’on ne raconterait pas de mensonges sur leur mort. Personne ne pourrait jamais prétendre que Tippy-Canoe était une victoire, ou même une bataille. C’était un massacre, des hommes blancs l’avaient commis, et pas un Rouge n’avait levé la main pour attaquer ou se défendre. Pas d’excuse, pas de circonstances atténuantes ; on le ferait savoir.

Ne restait plus qu’une chose : le crime du cavalier sur le fringant étalon.

« L’assassin-blanc Harrison ! appela le Prophète. Viens à moi ! »

Harrison fit non de la tête, voulut faire volter sa monture ; les rênes échappèrent à ses mains pleines de sang, et l’animal descendit la colline d’un bon pas. Tous les hommes blancs le suivaient des yeux en silence ; ils haïssaient celui qui leur avait menti, les avait excités, avait trouvé et réveillé le meurtre dans leurs cœurs. Son cheval l’amena au bord de l’eau. Harrison baissa les yeux sur le Rouge borgne qui s’asseyait autrefois sous sa table et lui mendiait des gouttes de whisky de son gobelet.

« Ta malédiction sera la même, dit le Prophète, mais ton histoire est beaucoup plus longue et plus horrible à raconter. Et tu n’attendras pas que passent des étrangers pour parler ; chaque jour de ta vie tu devras trouver quelqu’un qui n’ait encore jamais entendu l’histoire de ta bouche et tu la lui diras – tous les jours ! – sinon tes mains resteront pleines de sang. Et si tu décides de te cacher et de vivre avec des mains souillées plutôt que de trouver un nouvel auditoire, tu connaîtras la souffrance des blessures de mon peuple, une nouvelle blessure chaque jour, jusqu’à ce que tu te remettes à raconter l’histoire, autant de fois que tu auras manqué de jours. N’essaye pas non plus de te tuer, tu ne le pourras pas. Tu erreras d’un bout à l’autre de cette terre d’hommes blancs. Les gens te verront venir et se cacheront, ils redouteront le son de ta voix ; tu les supplieras de s’arrêter et de t’écouter. Ils oublieront même ton ancien nom et t’appelleront par celui que tu as acquis aujourd’hui : Tippy-Canoe. C’est ton nom désormais, assassin-blanc Harrison. Ton vrai nom, jusqu’à ce que tu meures – très, très vieux – de ta mort naturelle. »

Harrison se courba sur la crinière de son cheval et pleura dans ses mains ensanglantées. Mais c’étaient des larmes de colère, non de chagrin ni de honte. Des larmes de rage à la pensée de tous ses plans qui s’écroulaient. Il aurait tué le Prophète tout de suite s’il avait pu. Il allait chercher partout une sorcière ou un sorcier qui lui lèverait cette malédiction. Il ne tolérait pas de se laisser battre par ce misérable Rouge borgne.

Mesure s’adressa au Prophète depuis la rive. « Et vous autres, vous irez où asteure, Tenskwa-Tawa ?

— À l’ouest, répondit Tenskwa-Tawa. Mon peuple, tous ceux qui croient encore en moi, s’en iront à l’ouest du Mizzipy. Quand vous raconterez votre histoire, dites aux hommes blancs ceci : à l’ouest du Mizzipy, c’est la terre de l’homme rouge. N’y venez pas. La terre ne supporte pas de sentir le pied de l’homme blanc. Votre souffle est la mort ; votre toucher est poison ; vos paroles sont mensonges ; la terre vivante ne veut pas de vous. »

Il tourna le dos, marcha vers les Rouges qui l’attendaient sur l’autre rive et aida un enfant blessé à monter la pente d’en face jusque sous les arbres. Derrière lui, les eaux de la Tippy-Canoe se remirent à couler.

Miller descendit le pré pour rejoindre son fils sur la berge de la rivière. « Mesure, dit-il. Mesure, Mesure. »

Mesure se retourna vers son père et tendit les bras pour l’étreindre. « Alvin est vivant, père, loin d’icitte, à l’est. Il est avec Ta-Kumsaw et il… »

Mais Miller le fit taire, lui saisit les mains pour les regarder. Elles ruisselaient de sang, tout comme les siennes. Il secoua la tête. « C’est d’ma faute, dit-il. Tout d’ma faute.

— Pas tout, père, dit Mesure. Y a assez d’faute pour que chacun la partage.

— Mais pas toi, fils. C’est ma faute que t’as sus les mains.

— Ben alors, p’t-être que tu la sentiras moins si on est deux à la porter. »

Mesure s’approcha et prit son père par les épaules, serré contre lui. « On a vu l’pire de c’que les hommes peuvent faire, p’pa, et on a été l’pire de c’que les hommes peuvent être. Mais ça veut pas dire qu’un jour on verra pas aussi l’meilleur. On n’arrivera sûrement jamais à être parfaits après ça, mais bah, on sera p’t-être pas trop mal tout d’même, s’pas ? »

Possible, songea Miller. Mais il en doutait Ou peut-être doutait-il seulement qu’il y croirait un jour, même si c’était vrai. Il ne pourrait plus jamais regarder dans son cœur et aimer ce qu’il y trouverait.

Là, au bord de la rivière, ils attendirent les autres fils Miller. Ils arrivèrent, les mains couvertes de sang : David, Placide, Économe, Fortuné. David tint ses mains devant lui et pleura. « J’voudrais être mort avec Vigor dans la rivière Hatrack !

— Dis pas ça, fit Placide.

— J’serais mort, mais j’serais propre. »

Les jumeaux ne disaient rien, mais ils se tenaient l’un l’autre leurs mains froides et gluantes.