« Faut qu’on s’en retourne à la maison, dit Mesure.
— Non, fit Miller.
— Ils vont s’inquiéter, dit Mesure. M’man, les filles, Cally. »
Miller se rappela comment ils s’étaient séparés, Fidelity et lui.
« Elle a dit que si je… si ce…
— J’connais ce qu’elle a dit m’man, mais j’connais aussi qu’tes enfants ont b’soin de leur p’pa et qu’elle te laissera pas dehors.
— Va falloir que j’y dise. Ce qu’on a fait.
— Oui, et aussi aux filles et à Cally. On doit tous leur dire, autant qu’on est, et Placide et David vont l’dire à leurs femmes. Vaut mieux l’faire tout d’suite, avoir les mains nettes et vivre nos vies. Tous d’un coup, tous ensemble. Et j’ai quelque chose à t’raconter, à toi aussi, au sujet d’Alvin et d’moi-même. Quand on en aura fini avec cette histoire-là, j’te dirai la mienne, ça te va ? Tu resteras pour l’entendre ? »
Ils retrouvèrent Armure au bord de la Wobbish. Le bac était déjà de l’autre côté, il débarquait encore ses passagers, et d’autres hommes avaient pris toutes les barques dont ils s’étaient servis pour traverser durant la nuit. Alors ils restèrent debout à attendre.
Mesure se dépouilla de sa veste et de ses pantalons tachés de sang, mais Armure ne tenait pas à les remettre. Armure ne portait pas d’accusations, mais les autres évitaient de regarder leur beau-frère. Mesure le prit à part et lui parla de la malédiction pendant qu’on faisait lentement retraverser la rivière au bac. Armure écouta puis s’approcha de Miller qui lui tournait le dos et regardait la rive opposée.
« Père, dit Armure-de-Dieu.
— T’avais raison, Armure », dit Miller, toujours sans le regarder. Il tendit les mains. « La v’là, la preuve que t’avais raison.
— Mesure m’a dit que je dois entendre l’histoire une fois de vous tous, dit Armure en tournant sur lui-même pour mieux s’adresser au groupe. Mais après, vous m’entendrez plus jamais en parler. J’suis toujours votre fils et votre frère, si vous voulez d’moi ; ma femme est votre fille et votre sœur, et vous êtes la seule parenté que j’ai par icitte.
— À ta grande honte, murmura David.
— Me punissez pas parce que j’ai les mains nettes », dit Armure.
Placide offrit une main rouge de sang. Armure la prit sans hésiter, la serra fermement, puis la relâcha.
« T’as vu ça ? fit Placide. Tu nous touches, et ça déteint sur toi. »
Pour toute réponse, Armure offrit cette même main souillée à Miller. Après un instant, Miller la saisit. La poignée de main se prolongea jusqu’à l’arrivée du bac. Puis ce fut le retour à la maison.
XV
L’homme aux deux âmes
Mot-pour-mot se réveilla à l’aube, aussitôt conscient que quelque chose n’allait pas. Ta-Kumsaw, assis dans l’herbe, le visage tourné vers l’occident, se balançait d’avant en arrière et respirait avec difficulté, comme s’il endurait une douleur sourde et intense. Était-il malade ?
Non. Alvin avait échoué. La tuerie avait commencé. La souffrance de Ta-Kumsaw ne venait pas de son propre corps. Son peuple était en train de mourir, quelque part très loin, et ce qu’il ressentait, ce n’était ni chagrin ni pitié mais la souffrance de leurs morts. Même pour un homme rouge aussi averti que Ta-Kumsaw, ressentir la mort de si loin signifiait que beaucoup, beaucoup d’âmes s’étaient envolées.
Comme tant de fois déjà, Mot-pour-mot adressa quelques pensées à Dieu, pensées qui se réduisaient toujours à la même question : « Pourquoi nous imposes-tu tant d’épreuves, pour finalement n’aboutir à rien ? » Tant d’efforts en pure perte, Mot-pour-mot ne l’admettait pas. Alvin et Ta-Kumsaw avaient traversé le pays en courant à la manière des Rouges, Mot-pour-mot avait fait aussi vite que possible pour un Blanc, Alvin avait escaladé la Butte-aux-huit-faces, tout ça pour quoi ? Une seule vie en sera-t-elle épargnée ? Tant de gens meurent en ce moment tout là-bas, près de la Wobbish, que Ta-Kumsaw le ressent jusqu’ici.
Et, comme d’habitude, Dieu n’avait pas grand-chose à répondre à Mot-pour-mot une fois les questions posées.
Le vieil homme n’avait pas envie d’interrompre Ta-Kumsaw. Ou plutôt, il se disait que Ta-Kumsaw n’avait pas particulièrement envie d’entamer une discussion avec un homme blanc en un pareil moment. Il sentait pourtant une vision naître en lui. Pas une vision comme celles que la rumeur attribuait aux prophètes, qu’il aurait contemplée en lui-même. Les visions lui venaient sous forme de mots, et il ignorait en quoi elles consistaient tant que ses propres mots ne le lui avaient pas appris. Même alors, il savait qu’il n’était pas un prophète ; ses visions n’étaient jamais de celles qui changent le monde, seulement de celles qui l’enregistrent, qui le comprennent. Mais l’heure n’était pas aux considérations sur les mérites ou les faiblesses de ses visions. Il en sentait une poindre et il devait la consigner. Seulement, comme on lui avait retiré la faculté d’écrire en ce lieu, il ne pouvait prendre note des mots. Que lui restait-il, alors, sinon les dire à haute voix ?
Mot-pour-mot se mit donc à parler, il groupa les mots en distiques à mesure qu’ils lui venaient, parce que c’était ainsi que devaient s’exprimer les visions, par la poésie. Le récit débutait de façon confuse, et Mot-pour-mot ne put déterminer si c’était Dieu ou Satan qui produisait cette terrible lumière qui l’aveuglait pendant que les phrases se bousculaient sur ses lèvres. Il savait uniquement que celui des deux, quel qu’il soit, à l’origine d’un tel carnage, méritait amplement sa colère ; il n’avait donc aucun scrupule à le fustiger par des paroles cinglantes.
Il en résulta ces vers qui jaillirent en un flot si puissant que Mot-pour-mot trouvait à peine le temps de respirer, qu’il ne marquait aucune rupture sensible dans le rythme de son poème déclamé d’une voix de plus en plus forte à mesure que le texte lui sortait de la gorge pour se précipiter contre le mur d’air environnant, comme s’il défiait Dieu de l’entendre et de s’offenser de son ressentiment.
« Arrête ! »
C’était Ta-Kumsaw. Mot-pour-mot retint, bouche bée, les autres vers, les autres souffrances qui attendaient de franchir ses lèvres. On ne désobéissait pas à Ta-Kumsaw.
« C’est fini, dit Ta-Kumsaw.
— Tous tués ? murmura Mot-pour-mot.
— Je ne sens pas la vie, de si loin, dit Ta-Kumsaw. Je sens la mort… le monde est déchiré comme un vieux tissu, on ne pourra jamais le recoudre. » Le désespoir fit aussitôt place à la haine froide. « Mais on pourra le nettoyer.
— Si j’avais pu l’empôcher, Ta-Kumsaw…
— Oui, tu es un homme bon, Mot-pour-mot. Il y en a d’autres encore, parmi ceux de ta race. Armure-de-Dieu Weaver en fait partie. Et si tous les hommes blancs venaient, comme toi, pour apprendre cette terre, il n’y aurait pas de guerre entre nous.
— Il n’y en a pas, de guerre entre toi et moi, Ta-Kumsaw.