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— Est-ce que tu peux changer la couleur de ta peau ? Est-ce que je peux changer la mienne ?

— Ce n’est pas notre peau, mais nos cœurs…

— Quand nous aurons tous les hommes rouges d’un côté du champ de bataille et tous les hommes blancs de l’autre, où te tiendras-tu ?

— Au milieu, et j’implorerai les deux côtés de…

— Tu te tiendras auprès de ton peuple, et moi auprès du mien. »

Comment discuter avec Ta-Kumsaw ? Peut-être Mot-pour-mot trouverait-il le courage de refuser un tel choix. Peut-être non. « Prions Dieu qu’on n’en vienne jamais là.

— C’est déjà fait, Mot-pour-mot. » Ta-Kumsaw hocha la tête. « Après les événements d’aujourd’hui, je n’aurai aucune difficulté à rassembler enfin mon armée. »

La réplique jaillit de la bouche de Mot-pour-mot avant qu’il ne puisse la retenir : « Alors c’est une horrible affaire que tu fais là, si tu la dois à la mort de tant de braves gens ! »

Ta-Kumsaw répondit par un rugissement ; il bondit aussitôt sur Mot-pour-mot et d’un coup l’envoya s’étaler en arrière sur l’herbe du pré. Sa main droite lui empoigna les cheveux ; la gauche lui enserra la gorge. « Tous les hommes blancs mourront, tous ceux qui ne s’échapperont pas sur la mer ! »

Ta-Kumsaw n’avait cependant pas l’intention de commettre un meurtre. Même dans sa fureur, il ne serra pas son étreinte au point d’étrangler Mot-pour-mot. Au bout d’un moment, l’homme rouge se repoussa et roula de côté avant de s’enfouir le visage dans l’herbe, bras et jambes écartés pour donner à son corps la plus grande surface de contact avec la terre.

« Pardon, chuchota Mot-pour-mot. J’avais tort de dire ça.

— Lolla-Wossiky ! s’écria Ta-Kumsaw. Je ne voulais pas avoir raison, mon frère !

— Il est vivant ? demanda Mot-pour-mot.

— Je ne sais pas », dit Ta-Kumsaw. Il tourna la tête pour presser sa joue contre l’herbe ; mais ses yeux transperçaient Mot-pour-mot comme s’il voulait le tuer d’un regard. « Mot-pour-mot, ce que tu disais, quel en était le sens ? Qu’est-ce que tu as vu ?

— Je n’ai rien vu », dit Mot-pour-mot. Et alors la vérité lui apparut en même temps que lui venaient les phrases, et il poursuivit : « C’était la vision d’Alvin que je traduisais. C’est ce qu’il a vu, lui. Mes frères et mon père marchent devant. Les deux, de l’homme suintent le sang… Sa vision, mon poème.

— Et où est le jeune garçon ? demanda Ta-Kumsaw. Toute la nuit sur cette Butte… où est-il maintenant ? » Ta-Kumsaw sauta sur ses pieds, s’orienta vers la Butte-aux-huit-faces, vers son centre. « Personne n’y passe une nuit entière ; voici le soleil qui se lève, et il n’est pas revenu. » Il se tourna brusquement pour s’adresser à Mot-pour-mot. « Il ne peut pas redescendre.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il a besoin de moi, dit Ta-Kumsaw. Je le sens. Une terrible blessure est en lui. Toute sa force saigne dans le sol.

— Qu’y a-t-il, sur cette colline ? Qu’est-ce qui l’a blessé ?

— Qui peut savoir ce qu’un jeune Blanc peut y trouver ? » dit Ta-Kumsaw. Puis il pivota à nouveau vers la Butte, comme s’il avait senti un autre appel. « Oui », fit-il, puis il se dirigea rapidement vers elle.

Mot-pour-mot le suivit, sans relever la contradiction : Ta-Kumsaw jurait de faire la guerre jusqu’à la mort de tous les Blancs ou leur départ de cette terre, et pourtant il s’empressait de retourner à la Butte-aux-huit-faces pour sauver un enfant de leur race.

Ils s’arrêtèrent ensemble à l’endroit où Alvin avait gravi le raidillon.

« Tu vois quelque chose ? demanda Mot-pour-mot.

— Il n’y a pas de sentier, dit Ta-Kumsaw.

— Mais tu l’as vu, hier.

— Hier, il y en avait un.

— Alors essayons un autre chemin, proposa Mot-pour-mot. Le chemin que toi, tu prends pour monter sur la Butte.

— Un autre chemin ne m’emmènerait pas au même endroit.

— Allons, Ta-Kumsaw, la Butte est grande, mais de là à ne pas y trouver quelqu’un en une heure de recherche… »

Ta-Kumsaw le toisa d’un œil dédaigneux.

Confus, Mot-pour-mot poursuivit avec moins d’assurance.

« Alors il faut prendre le même sentier pour arriver au même endroit ?

— Comment savoir ? Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un monté sur la Butte en suivant le même sentier qu’un autre.

— Vous n’y allez jamais par deux ou par trois ?

— C’est le lieu où la terre parle à toutes les créatures qui vivent ici. L’herbe et les arbres sont le langage de la terre ; les bêtes et les oiseaux sont ses atours. »

Mot-pour-mot nota que lorsqu’il le voulait, Ta-Kumsaw parlait aussi bien l’anglais que n’importe quel homme blanc. Non : comme un homme blanc cultivé. Atours. Où avait-il appris ce genre de vocable dans la région de l’Hio ? « Alors, nous ne pouvons pas y entrer ? »

Le visage de Ta-Kumsaw était de marbre.

« Moi, je dis : montons quand même. Nous savons quelle route il a prise… prenons-la, visible ou non. »

Ta-Kumsaw ne disait rien.

« Tu veux rester ici et le laisser mourir là-haut ? »

En guise de réponse, Ta-Kumsaw fit un seul pas qui l’amena face à face – non, poitrine contre poitrine – avec Mot-pour-mot. Il lui saisit la main, l’entoura de son autre bras et le tint serré. Leurs jambes s’emmêlaient ; Mot-pour-mot imagina un instant le tableau qu’ils devaient offrir – s’il y avait eu quelqu’un pour les voir –, on n’aurait su dire quelles jambes appartenaient à l’un et à l’autre, tellement ils étaient enlacés. Il sentait battre le cœur de l’homme rouge, dont le rythme dominait dans son corps la chamade inconsciente de son propre pouls. « Nous ne sommes plus deux hommes, murmura Ta-Kumsaw. Plus de Rouge ni de Blanc, plus de sang qui nous sépare. Nous sommes un homme avec deux âmes, une âme rouge et une âme blanche, un seul homme.

— Très bien, dit Mot-pour-mot. Comme tu veux. »

Le tenant toujours étroitement embrassé, Ta-Kumsaw pivota sur lui-même ; ils étaient tête contre tête, et leurs oreilles collaient si fort l’une à l’autre que Mot-pour-mot n’entendait plus que le pouls de Ta-Kumsaw, comme le martèlement des vagues de l’océan. Mais à présent que leurs corps étaient si soudés qu’un seul cœur semblait y battre, Mot-pour-mot voyait un sentier qui gravissait la face de la Butte.

« Tu le… commença Ta-Kumsaw.

— Je le vois, fit Mot-pour-mot.

— Reste ainsi près de moi, dit Ta-Kumsaw. Maintenant, nous voici comme Alvin : une âme rouge et une âme blanche dans un seul corps. »

Vouloir ainsi gravir la Butte avait un côté disgracieux, voire ridicule. Mais lorsque durant la montée ils s’écartaient un tant soit peu l’un de l’autre, le sentier leur paraissait plus ardu à suivre, caché derrière une pousse égarée de plante grimpante, derrière un buisson, derrière une branche ballante. Mot-pour-mot se cramponnait donc aussi fermement à Ta-Kumsaw que le Rouge se cramponnait à lui, et ensemble ils effectuèrent leur difficile ascension de la colline.

Au sommet, Mot-pour-mot fut étonné de voir qu’il ne s’agissait pas d’une simple butte, mais de huit, distinctes et en cercle, qui enfermaient une vallée octogonale. Plus important : Ta-Kumsaw était surpris, lui aussi. Il semblait indécis ; sa prise sur Mot-pour-mot s’était faite moins ferme ; il ne maîtrisait plus la situation.

« De quel côté irait un homme blanc, maintenant ? demanda-t-il.

— Il descendrait, tiens, répondit Mot-pour-mot. Quand un homme blanc trouve une vallée, il descend y voir.

— C’est toujours comme ça pour vous ? demanda Ta-Kumsaw. Vous ne savez pas où vous êtes, vous ne situez pas les choses ? »