Mot-pour-mot comprit alors que sur cette butte Ta-Kumsaw perdait son sens de la terre. Il y était aussi aveugle qu’un homme blanc.
« Descendons, fit Mot-pour-mot. Et regarde… nous ne sommes pas obligés de nous tenir aussi serrés. C’est une colline avec de l’herbe, nous n’avons pas besoin de sentier. »
Ils franchirent un cours d’eau et trouvèrent Alvin étendu dans une prairie ; une brume au ras du sol les entourait. Alvin n’était pas blessé, mais il tremblait – comme s’il avait la fièvre, bien que son front ne brûle pas – et il avait la respiration faible et haletante. Ta-Kumsaw l’avait bien dit : il se mourait.
Mot-pour-mot toucha le jeune garçon, le caressa puis le secoua pour le réveiller. Alvin ne donna aucun signe qu’il se rendait compte de leur présence. Ta-Kumsaw n’était d’aucun secours. Assis auprès du gamin, il lui tenait la main et gémissait, si faiblement que Mot-pour-mot se demandait s’il avait conscience de produire un son.
Mais Mot-pour-mot n’était pas homme à se laisser aller au désespoir, contrairement à Ta-Kumsaw, semblait-il. Il regarda autour de lui. Tout près il y avait un arbre à l’air printanier, aux feuilles si jaune-vert que dans la lumière de l’aube on les aurait crues faites d’or finement travaillé. Dans l’arbre pendait un fruit de couleur claire. Non, un fruit blanc. Et soudain, dès qu’il le vit, Mot-pour-mot en sentit l’odeur, à la fois âcre et douce, au point de presque en avoir le goût dans la bouche.
Il passa à l’acte ; il ne réfléchit pas à ce qu’il allait faire, il le fit. Il s’approcha de l’arbre, cueillit le fruit et le ramena vers Alvin allongé sur le sol, l’air d’un tout petit enfant. Il le lui promena sous le nez ; l’odeur agirait peut-être comme des sels et le ranimerait. Brusquement, Alvin haleta à grands coups, par des inspirations profondes. Ses yeux s’ouvrirent, ses lèvres s’écartèrent, et d’entre ses dents serrées s’échappa un gémissement, presque identique à la lamentation de Ta-Kumsaw ; presque identique à la plainte d’un chien qui vient de recevoir un coup de pied.
« Prends-en une bouchée », dit Mot-pour-mot.
Ta-Kumsaw s’approcha, saisit le menton d’Alvin d’une main, la mâchoire supérieure de l’autre, introduisit ses doigts entre les dents du jeune garçon et, au prix d’un grand effort, les fit s’écarter. Mot-pour-mot poussa le fruit entre les dents ; Ta-Kumsaw força les mâchoires à se refermer. Le fruit s’ouvrit en deux ; un liquide clair se répandit dans la bouche d’Alvin et ruissela le long de sa joue pour goutter dans l’herbe.
Lentement, péniblement, Alvin se mit à mâcher. Des larmes lui coulaient des yeux. Il déglutit. Soudain, il tendit les bras, attrapa Mot-pour-mot par le cou et Ta-Kumsaw par les cheveux, puis se hissa en position assise. Il s’accrocha aux deux hommes, attirant leurs têtes si près de la sienne qu’ils respiraient tous l’haleine de chacun, et il pleura jusqu’à ce que les trois visages soient mouillés, mais comme Ta-Kumsaw et Mot-pour-mot pleuraient eux aussi, nul n’aurait su dire lequel avait versé les pleurs qui faisaient briller la peau de leurs joues.
Alvin leur dit peu de choses, mais c’était suffisant. Il leur raconta ce qui était arrivé près de la Tippy-Canoe ce jour-là : le sang dans la rivière, les mille survivants qui avaient traversé sur l’eau solide et lisse, les mains souillées des Blancs et celles d’un homme en particulier.
« Pas assez », dit Ta-Kumsaw.
Mot-pour-mot ne discuta pas. Ce n’était pas à un homme blanc de dire à Ta-Kumsaw que les assassins de son peuple avaient reçu une punition exactement proportionnée à leur faute. D’ailleurs, Mot-pour-mot n’était pas sûr de le croire lui-même.
Alvin leur dit comment il avait passé la soirée et la nuit précédentes à ramener Mesure du seuil de la mort, et comment il avait passé la matinée à éliminer l’infinie souffrance que neuf mille morts innocents hurlaient dans la tête du Prophète – neuf mille fois le cri noir qui, des années plus tôt, l’avait rendu fou. Quel était le plus dur ? guérir Mesure ou guérir Lolla-Wossiky ? « C’était comme t’as dit, chuchota Alvin à Mot-pour-mot. J’peux pas monter l’mur de briques plus vite qu’il s’écroule. » Puis, épuisé mais apaisé désormais, Alvin s’endormit.
Mot-pour-mot et Ta-Kumsaw se faisaient face ; Alvin blotti entre eux deux respirait lentement, calmement.
« Je vois sa blessure maintenant, dit Ta-Kumsaw. Il a du chagrin pour son peuple aux mains pleines de sang.
— Il avait du chagrin pour les morts et aussi pour les vivants, dit Mot-pour-mot. Si je connais bien Alvin, sa blessure la plus profonde, c’est l’idée d’avoir échoué, l’idée qu’en faisant un petit effort il aurait pu libérer Mesure à temps pour intervenir avant le premier coup de feu.
— Les hommes blancs ont du chagrin pour les hommes blancs, dit Ta-Kumsaw.
— Tu peux te mentir à toi-même si ça te chante, dit Mot-pour-mot, mais avec moi ça ne prend pas.
— Les hommes rouges, eux, n’ont pas de chagrin, dit Ta-Kumsaw. Les hommes rouges arroseront le pays du sang des hommes blancs pour celui qu’ils ont versé aujourd’hui.
— Je croyais que tu servais la terre, dit Mot-pour-mot. Tu ne comprends pas ce qui s’est passé aujourd’hui ? Tu ne te rappelles pas qui nous sommes ? Tu as vu une partie de la Butte-aux-huit-faces dont tu ignorais complètement l’existence, et pourquoi ? Parce que la terre nous a laissés entrer ici ensemble, parce que… »
Ta-Kumsaw leva une main. « Pour sauver ce garçon.
— Parce que Rouges et Blancs peuvent partager cette terre si nous… »
Ta-Kumsaw avança le bras et posa les doigts sur les lèvres de Mot-pour-mot.
« Je ne suis pas un fermier curieux des récits de pays lointains, dit-il. Va raconter tes histoires à ceux qui ont envie de les entendre. »
Mot-pour-mot chassa d’une tape la main de Ta-Kumsaw. Il voulait simplement lui repousser le bras, mais il frappa avec trop de force et fit perdre l’équilibre à l’homme rouge qui bascula. Ta-Kumsaw bondit aussitôt sur ses pieds ; Mot-pour-mot fit de même.
« C’est ici qu’on commence ! » s’écria Ta-Kumsaw.
Entre eux, à leurs pieds, Alvin bougea.
« Un homme rouge t’a mis en colère, et tu le frappes, comme un homme blanc, pas de patience…
— Tu m’as dit de me taire, tu as dit que mes histoires étaient…
— J’ai parlé, c’est tout, j’ai parlé et je t’ai légèrement touché ; tu m’as répondu en me frappant. » Ta-Kumsaw sourit. C’était un sourire terrifiant, comme les dents d’un tigre luisant dans l’ombre de la jungle ; ses yeux flamboyaient, le feu courait sur sa peau.
« Pardon, je ne voulais pas…
— L’homme blanc ne veut jamais rien, il ne peut pas se retenir, c’est toujours une erreur. C’est ce que tu penses, n’est-ce pas, menteur blanc ? Le peuple d’Alvin a tué mon peuple à cause d’une erreur, parce qu’il croyait morts deux jeunes Blancs. Pour deux jeunes Blancs, ils ont cédé à la violence, comme toi et ils ont tué neuf mille des miens, des bébés et des mères, des vieillards et des jeunes garçons, leurs canons…
— J’ai entendu les paroles d’Alvin.
— Tu ne l’aimes pas, cette histoire, la mienne ? Tu ne veux pas l’entendre ? Tu es blanc, Mot-pour-mot. Tu es comme tous les hommes blancs, prompt à demander le pardon, lent à le donner ; tu exiges la patience chez les autres mais tu t’enflammes comme une étincelle quand le vent se lève… Tu mets le feu à la forêt parce que tu as trébuché sur une racine ! » Ta-Kumsaw fit demi-tour et partit d’un pas vif par le chemin qui les avait amenés.