« Comment vas-tu sortir sans moi ? lui cria Mot-pour-mot. Nous devons sortir d’ici ensemble ! »
Ta-Kumsaw s’arrêta, se retourna et rejeta la tête en arrière pour éclater d’un rire sans joie. « Je n’ai pas besoin d’un sentier pour descendre, menteur blanc ! » Puis il repartit en courant.
Alvin était réveillé, évidemment.
« Pardon, Alvin, dit Mot-pour-mot, je n’avais pas l’intention…
— Non, fit Alvin. Laisse-moi deviner ce qu’il a fait. Il t’a touché comme ça. » Alvin toucha les lèvres de Mot-pour-mot, comme Ta-Kumsaw l’avait fait.
« Oui.
— C’est c’que fait une maman shaw-nee pour forcer à s’taire un p’tit drôle qu’est trop turbulent. Mais j’gage que si un homme rouge le faisait à un autre… Il te provoquait.
— Je n’aurais pas dû le frapper.
— Il aurait cherché aut’chose jusqu’à ce que tu l’fasses. »
Mot-pour-mot ne trouva rien à répondre. Le gamin avait probablement raison. Certainement raison. La seule chose que Ta-Kumsaw ne pouvait supporter aujourd’hui, c’était la compagnie pacifique d’un homme blanc.
Alvin se rendormit. Mot-pour-mot explora les environs mais ne découvrit rien de surprenant. Le calme régnait. Il ne fut même pas capable de reconnaître l’arbre d’où venait le fruit. Ils lui paraissaient tous vert argenté à présent, et quelle que soit la distance qu’il parcourait dans un sens ou un autre, il ne s’éloignait jamais à plus de quelques minutes de marche d’Alvin. Un site étrange, un site impossible à se représenter en esprit, un site incompréhensible. Ici, la terre donnait ce qu’elle voulait bien donner, pas davantage.
Le soleil était près de se coucher lorsque Alvin se réveilla de nouveau, et Mot-pour-mot l’aida à se remettre sur ses jambes.
« J’marche comme un poulain qui vient d’naître, dit Alvin. J’me sens tout faible.
— Tu n’as accompli que la moitié des travaux d’Hercule au cours des dernières vingt-quatre heures, dit Mot-pour-mot.
— D’her… quoi ?
— D’Hercule. Un Grec.
— Faut que j’retrouve Ta-Kumsaw, dit Alvin. J’aurais pas dû l’laisser partir, mais j’étais tellement fatigué.
— Tu es blanc, toi aussi, dit Mot-pour-mot. Tu crois qu’il veut de toi ?
— Tenskwa-Tawa, il a fait une prophétie, dit Alvin. Tant que j’resterai avec lui Ta-Kumsaw mourra pas. »
Mot-pour-mot soutint Alvin et ils prirent la seule direction qui les autorisait à faire du chemin ; ils gravirent la pente douce et herbeuse entre les buttes et parvinrent au sommet de la colline. Ils s’arrêtèrent et regardèrent vers le bas. Mot-pour-mot ne voyait pas de sentier, rien que des arbrisseaux épineux, des plantes grimpantes et rampantes, des buissons, des ronces. « Je ne pourrai pas descendre à travers ça. »
Alvin leva les yeux sur lui, stupéfait. « Y a un sentier, il crève les yeux.
— À toi, peut-être, dit Mot-pour-mot. Pas à moi.
— T’es bien venu, dit Alvin.
— Avec Ta-Kumsaw.
— Il est sorti, lui.
— Je ne suis pas rouge.
— J’vais passer d’vant. »
Alvin fit quelques pas, d’un pied assuré, aussi insouciant que s’il s’agissait d’une promenade dominicale sur les terrains communaux. Mais Mot-pour-mot, lui, avait l’impression que les fourrés s’ouvraient tout grand devant le jeune garçon pour se refermer hermétiquement aussitôt derrière. « Alvin ! appela-t-il. Reste avec moi ! »
Alvin revint et le prit par la main. « T’as qu’à m’suivre tout près », dit-il.
Mot-pour-mot essaya, mais les ronces revenaient sèchement en place et lui déchiraient la figure, l’entaillaient cruellement. Grâce à Alvin qui ouvrait la marche, il parvenait à avancer, mais il lui semblait qu’on le fouettait par derrière. Même la peau de daim n’arrivait pas à le protéger contre des épines comme des dagues, contre des branches au retour cinglant comme un fouet de maître d’équipage. Il sentait le sang lui couler le long des bras, du dos, des jambes. « Je ne peux pas aller plus loin, Alvin ! dit-il.
— Je l’vois, dit Alvin.
— Qui ça ?
— Ta-Kumsaw. Attends-moi là. »
Il lâcha la main de Mot-pour-mot ; il disparut un instant, et Mot-pour-mot se retrouva seul au milieu des ronces. Il n’essaya pas de bouger, mais le seul fait de respirer semblait lui valoir davantage de piqûres et de coups de poignard.
Alvin réapparut. Il lui saisit la main. « Suis-moi de près. T’as qu’un pas à faire. »
Mot-pour-mot s’arma de courage et fit ce pas.
« Baisse-toi », dit Alvin.
Mot-pour-mot céda à la traction du gamin et s’agenouilla, malgré sa crainte de ne plus jamais pouvoir se relever à travers les arbrisseaux qui s’étaient refermés au-dessus de sa tête.
Puis Alvin guida sa main jusqu’à ce qu’elle en rencontre une autre, et soudain les ronces s’éclaircirent un peu ; Mot-pour-mot vit, couché là, Ta-Kumsaw dont le sang sourdait des centaines de blessures qui couvraient son corps presque nu. « L’est venu jusqu’icitte tout seul », dit Alvin.
Ta-Kumsaw ouvrit les yeux, bouillant de rage. « Laisse-moi où je suis », murmura-t-il.
Pour toute réponse, Mot-pour-mot souleva la tête de Ta-Kumsaw au creux de son autre bras. Maintenant que leurs corps se touchaient davantage, les arbrisseaux semblaient s’incliner et s’affaisser ; Mot-pour-mot voyait une sorte de sentier là où il n’en existait pas auparavant.
« Non, fit Ta-Kumsaw.
— Nous ne pouvons pas descendre sans nous aider l’un l’autre, dit Mot-pour-mot. Que ça te plaise ou non, si tu veux assouvir ta vengeance sur l’homme blanc, il te faut l’aide d’un homme blanc.
— Alors laisse-moi ici, souffla Ta-Kumsaw. Sauve ton peuple en me laissant mourir.
— Je ne peux pas descendre sans toi, dit Mot-pour-mot.
— Tant mieux », dit Ta-Kumsaw.
Mot-pour-mot remarqua que les blessures de Ta-Kumsaw paraissaient moins nombreuses. Et celles qui restaient étaient cicatrisées, presque guéries. Puis il s’aperçut que ses propres coupures ne lui faisaient plus mal. Il regarda autour de lui. Alvin était assis tout près, adossé contre un tronc d’arbre, les yeux fermés, la mine défaite, à bout de forces, comme s’il venait de recevoir une correction.
« Regarde ce qu’il lui en coûte de nous guérir », dit Mot-pour-mot.
Pour une fois, le visage de Ta-Kumsaw exprima la surprise ; la surprise, puis la colère. « Je ne t’ai pas demandé de me guérir ! » hurla-t-il. Il s’arracha à l’étreinte de Mot-pour-mot et voulut avancer la main vers Alvin. Mais brusquement des ronces vinrent s’enrouler autour de son bras, et il poussa un cri, non pas de douleur mais de rage. « On ne me forcera pas ! tonna-t-il.
— Pourquoi serais-tu le seul qu’on ne force pas ? lui fit Mot-pour-mot.
— Je ferai ce que j’ai décidé de faire, et rien d’autre, je me fiche de ce que veut la terre !
— Les paroles du forgeron dans sa forge. Le fermier qui abat les arbres, ce sont les mots qu’il prononce.
— Je te défends de me comparer à un homme blanc ! »
Mais les ronces ligotaient toujours Ta-Kumsaw, jusqu’à ce que Mot-pour-mot se rapproche péniblement pour le serrer contre lui. Le vieil homme sentit une fois de plus ses blessures guérir, il vit celles de Ta-Kumsaw s’effacer aussi vite que les lianes s’étaient détendues avant de disparaître. Alvin regardait les deux hommes d’un air implorant, comme pour demander : « Combien de forces encore allez-vous me prendre, avant de faire ce que vous savez devoir faire ? »
Sur un dernier cri déchirant, Ta-Kumsaw se tourna et enlaça Mot-pour-mot aussi étroitement que lors de l’ascension. Ensemble, ils descendirent un large sentier jusqu’au pied de la Butte. Alvin clopinait derrière eux.