Cette nuit-là, ils dormirent au même endroit que la veille, mais d’un sommeil agité. Au matin, Mot-pour-mot rassembla ses quelques affaires, y compris le livre dont les lettres ne voulaient rien dire. Puis il embrassa Alvin sur le front et s’en alla. Il ne s’adressa pas une seule fois à Ta-Kumsaw qui ne lui parla pas davantage. Tous deux savaient ce qu’avait dit la terre, tous deux savaient que, pour la première fois de sa vie, Ta-Kumsaw allait contre l’intérêt de cette terre afin de satisfaire un besoin différent. Mot-pour-mot n’essayait même plus d’argumenter. Il n’ignorait pas que le Rouge suivrait son chemin coûte que coûte, dût-il finir en sang, couvert d’un millier de blessures. Il espérait seulement qu’Alvin aurait la force de rester avec lui jusqu’au bout et de le garder en vie quand tout espoir serait perdu.
Vers midi, après avoir marché presque plein ouest toute la matinée, Mot-pour-mot fit une halte et sortit son livre de son ballot. À son grand soulagement, il pouvait à nouveau lire les phrases. Il défit l’attache des deux derniers tiers du livre, les pages qu’il avait personnellement écrites, et passa le reste de l’après-midi à consigner tout ce qui lui était arrivé, tout ce qu’Alvin lui avait dit, tout ce qu’il craignait pour l’avenir. Il nota également les mots du poème qui lui était venu la veille au matin, les vers sortis de sa bouche mais qu’avait inspirés la vision d’Alvin. Le poème sonnait toujours juste, mais lorsqu’il lut les mots dans son livre, ils perdirent de leur force. Jamais il n’avait autant approché l’état de prophète ; mais le don l’avait à présent quitté. Il ne l’avait jamais possédé, n’importe comment. De même que Ta-Kumsaw et lui avaient marché dans la prairie sans rien y voir d’extraordinaire, sans jamais soupçonner qu’Alvin y avait reconnu la carte de tout le continent, de même Mot-pour-mot lisait désormais les mots du poème écrits dans son livre et ne ressentait plus la puissance qu’ils renfermaient.
Il ne savait pas voyager comme un homme rouge, la nuit durant, en dormant sur ses jambes. Il lui fallait donc plusieurs jours pour effectuer son trajet jusqu’à la ville de Vigor Church, dans l’ouest, où il savait trouver des tas de gens désireux de lui raconter une longue et cruelle histoire. S’il y avait des gens à rechercher un auditeur comme Mot-pour-mot pour leur histoire, c’étaient bien eux. Pourtant, s’il y avait une histoire qu’il répugnait à écouter, c’était bien la leur. Il n’éprouvait cependant aucune appréhension à leur rendre visite. Il s’en remettrait. Il y aurait beaucoup d’autres histoires douloureuses à raconter avant que Ta-Kumsaw n’en ait terminé ; autant commencé tout de suite pour ne pas prendre du retard.
XVI
La Fayette
Gilbert de La Fayette, assis à sa grande table, contemplait le grain du bois. Plusieurs lettres étaient posées devant lui. L’une était de Maurepas, à l’intention du roi Charles. Manifestement, Bonaparte avait converti Frédéric. La lettre ne tarissait pas d’éloges pour le petit général et sa brillante stratégie.
Nous allons très bientôt remporter la victoire décisive, votre Majesté, et glorifier votre nom. Le général Bonaparte souhaite rompre avec les contraintes de la tradition militaire européenne. Il instruit nos troupes à combattre à la façon des Rouges, tout en persuadant les soi-disant Américains de combattre en terrain découvert, comme les Européens. Pendant qu’Andrew Jackson lève son armée d’Américains, nous levons aussi la nôtre d’hommes qui ont davantage droit à cette appellation. Les dix mille guerriers de Ta-Kumsaw nous soutiendront lorsque nous anéantirons les dix mille soldats du vieil Hickory. Nous les anéantirons et nous assujettirons le pays qui s’étend de l’Hio au lac Huron ; Ta-Kumsaw vengera ainsi le sang des siens massacrés près de la Tippy-Canoe. Dans toute cette entreprise, nous rendons loyalement gloire à votre Majesté, car c’est votre clairvoyance qui a détaché ici le général Bonaparte et donc rendu possible cette grande conquête. Et si vous nous envoyez d’ores et déjà deux mille Français de plus pour renforcer nos lignes et conduire les Américains à de nouvelles imprudences, votre geste sera, aux yeux de tous, décisif dans notre lutte.
Pour un simple comte – et mal en cour – c’était une lettre scandaleuse à écrire à son roi. Gilbert savait pourtant comment elle serait reçue. Car le roi Charles subissait lui aussi le charme de Bonaparte, et il lirait l’éloge du petit Corse avec plaisir, sans y trouver à redire.
Si seulement Napoléon n’était qu’un vain poseur doté d’un talent pour s’attirer la loyauté de ses supérieurs… La Fayette le regarderait alors courir inévitablement à sa perte sans se souiller les mains. Bonaparte et Maurepas mèneraient l’armée française au désastre, un désastre capable de renverser un gouvernement, d’entraîner un affaiblissement de l’autorité royale, voire le rejet de la monarchie, comme l’avaient si sagement fait les Anglais un siècle et demi plus tôt.
Mais Bonaparte était exactement ce que sa séduction avait fait croire à Charles et Frédéric : un brillant général. Gilbert savait que son plan réussirait. Les Américains marcheraient vers le nord, persuadés de n’avoir affaire qu’aux Rouges. Au dernier moment, ils se découvriraient confrontés aux troupes françaises, disciplinées, bien armées et fanatiquement loyales à leur général. Les Américains seraient forcés de se déployer comme une armée européenne. Devant leur assaut, les Français battraient lentement, prudemment en retraite. Une fois que la discipline américaine se serait désagrégée au fil de la poursuite, alors les Rouges, en nombre écrasant, passeraient à l’attaque et encercleraient complètement l’ennemi. Aucun Américain n’en sortirait vivant, et les Français n’essuieraient presque aucune perte.
C’était audacieux. C’était dangereux. Le plan impliquait d’exposer les troupes françaises au risque sérieux de se faire anéantir par des Américains largement supérieurs numériquement. Il requérait une confiance sans réserve dans les Rouges. Mais Gilbert savait que la confiance de Napoléon dans Ta-Kumsaw était justifiée.
Ta-Kumsaw aurait sa revanche. Maurepas obtiendrait son départ de Détroit. Même La Fayette pourrait revendiquer assez de mérite d’une telle victoire pour rentrer chez lui et vivre dans le confort et la dignité sur ses terres ancestrales. Surtout, Bonaparte deviendrait la personnalité militaire la plus aimée et la plus écoutée. Le roi Charles lui accorderait certainement un titre assorti de terres, avant de l’envoyer faire des conquêtes en Europe ; grâce à lui Charles s’enrichirait, gagnerait en puissance, et le peuple se résignerait davantage à supporter sa tyrannie.
Aussi La Fayette déchira-t-il soigneusement la lettre de Maurepas en tout petits morceaux.
La deuxième lettre était de Bonaparte lui-même, adressée à Gilbert. Il se montrait franc, voire brutal, dans son appréciation de la situation. Napoléon avait fini par se rendre compte que, bien qu’immunisé contre son charme grisant, La Fayette était un admirateur sincère et, en fait, un ami. Je suis bien votre ami, Napoléon. Mais je suis davantage un ami de la France que de quiconque. Et la route que je veux vous faire suivre est bien plus glorieuse que le rôle banal de flatteur d’un roi imbécile.
Gilbert relut le paragraphe essentiel de la lettre du général.
Maurepas se borne à répéter mes paroles, une manie réconfortante mais ennuyeuse. Je frémis à la pensée de ce qui arriverait s’il prenait un jour le commandement. Sa conception d’une alliance avec les Rouges revient à les accoutrer d’uniformes et à les aligner en rangs comme des quilles. Quelle bêtise ! Comment le roi Charles ne se rend-il pas compte qu’il faut être un simple d’esprit pour me forcer à servir sous les ordres d’un niais comme Frédéric ? Mais aux yeux de Charles, Frédéric passe sans doute pour l’intelligence même – après tout, il sait apprécier un ballet. En Espagne, j’ai remporté pour Charles une victoire qu’il ne méritait pas, mais il est si mou qu’il s’est laissé manœuvrer par des courtisans jaloux et m’a envoyé au Canada, où je trouve des sauvages pour alliés et des crétins pour officiers. Charles ne mérite pas la victoire que je vais lui remporter. C’est que, Gilbert, mon ami, le sang royal s’est appauvri et affaibli au fil des ans depuis Louis XIV. Je vous conseille de brûler cette lettre ; cela dit, le roi m’aime tant qu’il pourrait à mon avis la lire mot à mot et ne pas en prendre ombrage ! Et quand bien même en prendrait-il ombrage, comment oserait-il me punir ? Quel serait son statut en Europe si je n’avais pas donné la dysenterie au vieux Tête-de-bois pour gagner la guerre en Espagne, au lieu de la perdre, ce qui se serait sûrement produit sans moi ?