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La vanité de Napoléon était insupportable, mais surtout parce que parfaitement justifiée. Chaque mot de la lettre, bien qu’inconsidéré, reflétait la vérité ; mais Gilbert avait soigneusement cultivé cette franchise chez le général. Bonaparte cherchait manifestement quelqu’un pour l’admirer sincèrement, dont l’affection ne devrait rien à ses artifices. Il l’avait trouvé – vraiment – chez Gilbert, le seul et véritable ami qu’il était en droit d’espérer. Et pourtant. Et pourtant.

La Fayette plia consciencieusement la lettre du général et la joignit à la sienne, une simple note qui disait :

Votre Majesté, je vous demande de ne pas montrer trop de sévérité envers ce jeune homme talentueux. Il a l’arrogance de la jeunesse ; il n’y a pas de trahison dans son cœur, je le sais. Néanmoins, je me laisserai guider par vous, comme toujours, car toujours vous saurez trouver le parfait équilibre entre justice et indulgence. Votre humble serviteur, Gilbert de La Fayette.

Le roi serait furieux, bien entendu. Même si Napoléon avait raison et que Charles penchait pour l’indulgence, les courtisans ne laisseraient jamais passer une telle occasion. Il s’élèverait un tel tollé pour réclamer la tête de Bonaparte que même le roi Charles ne pourrait s’opposer à la dégradation du jeune général.

Une autre lettre, la plus pénible, restait encore dans la main de Gilbert, cette fois-ci adressée à Frédéric, comte de Maurepas. La Fayette l’avait écrite il y avait longtemps, presque dès l’arrivée de Bonaparte au Canada. Le moment serait bientôt venu de l’envoyer.

À la veille des événements importants que nous allons vivre, mon cher Frédéric, je pense que vous devriez porter cette amulette. Elle m’a été remise par un saint homme pour prévenir les mensonges et les tromperies de Satan. Gardez-la sur vous en toutes circonstances, mon ami, car je crois que vous en avez beaucoup plus besoin que moi.

Inutile pour Frédéric de savoir que le « saint homme » était Robespierre – Maurepas refuserait de porter l’amulette. Gilbert la sortit de sous sa chemise, où elle pendait à une chaîne d’or. Que fera Maurepas lorsque Napoléon n’exercera plus aucun pouvoir sur lui ? Bah, il redeviendra lui-même, voilà.

Depuis une demi-heure Gilbert n’avait pas bougé de sa table ; il savait que l’instant de la décision était venu. Il n’enverrait pas encore l’amulette… C’est seulement lorsque les événements atteindraient leur apogée que Bonaparte perdrait brusquement son influence sur Frédéric. Mais la lettre au roi devait partir tout de suite s’il voulait qu’elle arrive à Versailles à temps pour que l’inévitable réponse revienne au Canada avant la bataille de printemps contre les Américains.

Suis-je un traître, pour travailler ainsi à la défaite de mon roi et de mon pays ? Non, sûrement pas. Car si je croyais que ma France bien-aimée allait en retirer ne serait-ce qu’une once de bienfait, j’aiderais Napoléon à remporter sa victoire sur les Américains, même si cela signifiait aussi mutiler la cause de la liberté dans ce pays neuf. Car j’ai beau être un Feuillant, un démocrate, même un Jacobin au plus profond de mon cœur, et j’ai beau éprouver pour l’Amérique un amour plus grand que n’importe qui, en dehors peut-être de Franklin ou de Washington, qui sont morts, ou de Jefferson parmi les vivants, malgré tout je reste d’abord un Français, et que m’importe la liberté dans telle contrée du monde de Dieu, si la France en reste privée ?

Non, j’agis ainsi parce que ce dont la France a besoin, c’est justement d’une défaite lourde et humiliante au Canada, surtout si l’on apprend qu’elle est due à l’intervention directe du roi Charles. Une intervention directe telle que le retrait de son commandement au brillant et populaire général Bonaparte la veille de la bataille, et son remplacement par un âne bâté comme Maurepas… pour la seule satisfaction du royal orgueil.

Car il restait une dernière missive, codée celle-là, apparemment anodine par son bavardage sur la chasse et la vie fastidieuse à Niagara. Mais elle recelait le texte complet des lettres de Bonaparte et de Frédéric, dont la publication, dès l’arrivée à Paris de la nouvelle de la défaite française, aurait un effet dévastateur. Presque en même temps que la lettre originale de Napoléon parviendrait au roi, Robespierre aurait entre les mains cette dépêche chiffrée.

Et mon serment au roi ? Quelle sorte de conspiration est-ce là ? J’étais destiné à devenir général, à mener des armées à la bataille ; ou gouverneur, à faire tourner les rouages de l’État pour le bien du peuple. Au lieu de quoi, me voici réduit à comploter, à frapper dans le dos, à tromper, à trahir. Je suis un Brutus, je trahis par fidélité au peuple. Et pourtant… je prie pour que l’histoire me juge avec clémence, et pour qu’on sache que sans moi le roi Charles aurait pris le nom de Charlemagne II et se serait servi de Bonaparte pour assujettir l’Europe dans un nouvel Empire français. Grâce à moi et avec l’aide de Dieu, la France donnera l’exemple de la paix et de la liberté au reste du monde.

Il alluma sa bougie de cire, la fit couler pour cacheter la lettre destinée au roi et l’autre destinée à son ami, puis apposa son sceau aux deux. Il appela son aide de camp, qui les mit dans la sacoche du courrier et sortit les porter au bateau – le dernier assuré de descendre le fleuve et de gagner la France avant l’hiver.

Ne restait plus que la lettre à Maurepas ; et aussi l’amulette. Que je regrette de te posséder ! dit-il à l’amulette. Que n’ai-je, moi aussi, été abusé par Napoléon, je me réjouirais de le voir tracer son chemin inexorable dans l’histoire. Au contraire, je contrecarre ses projets, car comment un général, fût-il aussi brillant que César, pourrait-il réussir dans la démocratie que Robespierre et moi allons instaurer en France ?

Toutes les graines sont semées, tous les pièges tendus.

Pendant une heure encore, Gilbert de La Fayette resta tremblant dans son fauteuil. Puis il se mit debout, vêtu de ses plus beaux habits, et passa la soirée à regarder une farce insipide jouée par une troupe de deuxième ordre, la meilleure que la pauvre Niagara avait pu obtenir de la mère patrie. À la fin du spectacle, il se leva pour applaudir, ce qui, parce qu’il était gouverneur, garantissait à la troupe un succès financier au Canada ; il applaudit longtemps et vigoureusement, comme le reste du public, forcé de suivre son exemple ; il battit des mains jusqu’à ce que les bras lui fassent mal, que son amulette baigne dans la sueur de sa poitrine, que la chaleur de l’effort lui irradie dans les épaules et le dos, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.