XVII
Le métier de Becca
Il semblait à Alvin que l’hiver durait depuis la moitié de sa vie. Autrefois il aimait quand venait la neige ; il mettait l’œil à sa fenêtre, entre les craquelures du gel, et contemplait l’aveuglante réverbération du soleil sur l’océan blanc, lisse et ininterrompu. Mais dans ce temps-là, il avait toujours le loisir de rentrer au chaud à la maison, de manger la cuisine de m’man, de dormir dans un lit douillet. Non pas qu’il souffrît tellement à présent ; avec ce qu’il avait appris des coutumes des Rouges, il n’était pas à plaindre.
Tout de même, ça durait depuis trop longtemps. Presque un an depuis ce matin de printemps où il s’était mis en route avec Mesure pour gagner la rivière Hatrack. Ç’avait paru un si long voyage alors ; aujourd’hui, pour Alvin, ça ne représentait guère plus qu’une promenade d’une journée, comparé aux déplacements qu’il avait effectués. Ta-Kumsaw et lui étaient descendus si loin dans le Sud que les Rouges s’y servaient plus souvent de l’espagnol que de l’anglais quand ils voulaient parler la langue de l’homme blanc. Ils étaient allés vers l’ouest jusqu’aux régions embrumées qui bordent le Mizzipy. Ils avaient parlé aux Cree-Eks, aux Chok-Taws, aux Cherrikys « non civilisés » du pays des bayous. Et dans le Nord jusqu’aux confins du Mizzipy, où les lacs étaient si nombreux, si bien reliés les uns aux autres qu’on pouvait se rendre partout en canoë.
C’était le même discours dans tous les villages visités. « Nous te connaissons, Ta-Kumsaw, tu es venu parler de guerre. Nous ne voulons pas la guerre. Mais… si l’homme blanc s’approche par ici, nous nous battrons. »
Ensuite Ta-Kumsaw expliquait : lorsque l’homme blanc arriverait dans leur village, ce serait trop tard, ils seraient tout seuls ; les Blancs s’abattraient sur eux comme la grêle et les piétineraient dans la poussière. « Nous devons nous rassembler en une seule grande armée. Nous pouvons encore être les plus forts si nous nous décidons. »
Ça ne suffisait pas. Quelques jeunes hommes approuvaient de la tête, ils auraient aimé dire oui, mais les vieux ne voulaient pas la guerre, ils ne voulaient pas la gloire, ils voulaient la paix et la tranquillité, et l’homme blanc se trouvait encore loin, n’était encore qu’une rumeur.
Ta-Kumsaw se tournait alors vers Alvin et disait : « Raconte-leur ce qui est arrivé près de la Tippy-Canoe. »
Dès la troisième fois, Alvin savait déjà ce qui se passerait à la dixième, à la centième, à toutes les fois qu’il raconterait. Il le savait dès que les Rouges s’asseyaient autour du feu et se tournaient vers lui, la mine dégoûtée parce qu’il était blanc, mais intéressés parce qu’il était celui qui voyageait avec Ta-Kumsaw. Il avait beau raconter son histoire simplement, il avait beau mentionner le fait que les Blancs du territoire de la Wobbish croyaient Ta-Kumsaw coupable de les avoir enlevés et torturés, Mesure et lui, les Rouges écoutaient quand même avec déchirement, bouillants d’une rage de mauvais augure. À la fin du récit, les vieux saisissaient des poignées de terre, grattaient le sol comme pour libérer une terrible bête enfouie ; et les jeunes se passaient le tranchant de leurs couteaux de silex sur les cuisses, traçant de fines lignes de sang, comme pour apprendre la soif à leurs armes, comme pour apprendre la recherche et l’amour de la douleur à leur corps.
« Quand la neige aura quitté les rives de l’Hio, disait Ta-Kumsaw.
— Nous serons là », assuraient les jeunes hommes, et les vieux donnaient leur consentement d’un signe de tête. La scène se répétait dans tous les villages, dans toutes les tribus. Oh, des fois quelques-uns évoquaient le Prophète et conseillaient la paix ; on les traitait de « vieilles femmes » ; pourtant, à ce que voyait Alvin, la haine des vieilles femmes semblait la plus féroce de toutes.
Alvin ne reprochait cependant jamais à Ta-Kumsaw de se servir de lui pour attiser la colère contre sa propre race. Après tout, l’histoire qu’il devait raconter était véridique, non ? Il ne pouvait pas refuser de la dire, à personne, sous aucun prétexte, pas plus que sa famille ne pouvait refuser de parler, frappée par la malédiction du Prophète. Évidemment, les mains d’Alvin n’allaient pas se couvrir de sang s’il décidait de se taire. Mais il avait le sentiment de porter le même fardeau que tous les Blancs témoins du massacre de la Tippy-Canoe. C’était une histoire vraie, et si tous les Rouges qui l’entendaient en concevaient de la haine, réclamaient vengeance et désiraient la mort de chaque homme blanc qui ne reprendrait pas le bateau pour l’Europe, eh bien, était-ce une raison pour les laisser dans l’ignorance ? N’était-ce pas plutôt leur droit naturel de connaître la vérité afin qu’elle les guide vers le bien ou le mal, selon leur choix ?
Non pas qu’il fût donné à Alvin de parler ouvertement sur un sujet tel que les droits naturels. Il n’avait pas beaucoup l’occasion de discuter. Bien sûr, il restait toujours auprès de Ta-Kumsaw, à moins d’une longueur de bras de distance ; mais Ta-Kumsaw ne lui parlait presque jamais, sinon pour lui ordonner : « Attrape un poisson », ou : « Viens avec moi tout de suite ». Ta-Kumsaw montrait clairement qu’il n’éprouvait aucune amitié pour Alvin et qu’il admettait mal en réalité de se faire accompagner par un Blanc. Ta-Kumsaw marchait vite, à la façon des Rouges, et ne regardait jamais derrière lui pour vérifier si son jeune compagnon suivait ou non. Le seul moment où il semblait se préoccuper de sa présence, c’était quand il se tournait vers lui pour dire : « Raconte ce qui est arrivé près de la Tippy-Canoe. »
Une fois, après avoir quitté un village de Rouges tellement excités contre les Blancs qu’ils lorgnaient déjà sur son scalp, Alvin, par bravade, avait demandé : « Pourquoi tu m’dis jamais de leur raconter comment Mot-pour-mot, toi et moi, on est tous entrés dans la Butte-aux-huit-faces ? » Pour toute réponse, Ta-Kumsaw se mit à marcher si vite qu’Alvin dut courir la journée durant pour ne pas se laisser distancer.
Voyager avec Ta-Kumsaw, pour ce qui était de la compagnie, revenait à voyager seul. Alvin ne se souvenait pas avoir connu pareille solitude de toute sa vie. Alors, pourquoi je ne m’en vais pas ? s’interrogeait-il. Pourquoi je le suis ? Ça n’a rien d’amusant, je l’aide à préparer une guerre contre les miens, il fait de plus en plus froid, comme si le soleil s’arrêtait de briller et que d’un bout à l’autre du monde il n’y avait plus que des arbres nus et gris et de la neige éblouissante, et il ne veut même pas de moi auprès de lui.
Pourquoi continuait-il ? En partie à cause de la prophétie de Tenskwa-Tawa : Ta-Kumsaw ne mourrait pas tant qu’il resterait à ses côtés. Alvin n’aimait peut-être pas la compagnie de Ta-Kumsaw, mais il le savait un homme grand et valeureux ; s’il pouvait d’une manière ou d’une autre aider à le garder en vie, alors c’était son devoir de s’y employer du mieux possible.
Mais il y avait davantage, davantage que le devoir qu’il se sentait envers le Prophète de prendre soin de son frère ; davantage que le besoin qu’il éprouvait de partager le terrible châtiment de sa famille en répandant l’histoire de la Tippy-Canoe dans tout le pays de l’homme rouge. Alvin ne pouvait pas vraiment l’exprimer par des mots dans sa tête, tandis qu’il courait à travers bois, perdu dans un demi-rêve, que le vert de la forêt guidait ses pas et emplissait son crâne de la musique de la terre. Non, l’heure n’était pas aux mots. Mais il n’en avait pas besoin pour comprendre, pour sentir la justesse de ce qu’il accomplissait ; il avait l’impression d’être l’huile sur l’essieu de roue d’un chariot porteur de grands événements. Je pourrais m’user, me consumer sous la chaleur de la roue frottant sur l’axe, mais le monde change, et d’une façon ou d’une autre je participe à ce qui le fait avancer. Ta-Kumsaw bâtit quelque chose, il rassemble les hommes rouges pour ça.