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Robert d’Artois était penché sur un comptoir d’armes du Levant et soupesait un lourd poignard damasquiné.

Le géant se retourna d’un mouvement brusque quand le banquier lui posa la main sur le bras, et prit cet air rustre et jovial qu’il affectait généralement.

— Alors, Monseigneur, lui dit Tolomei, besoin de moi ?

— Ouais, fit le géant. Deux choses à vous demander.

— La première, j’imagine, c’est de l’argent ?

— Chut ! grogna d’Artois. Est-ce que tout un chacun doit savoir, usurier de mes tripes, que je vous dois des fortunes ? Allons causer chez vous.

Ils sortirent de la galerie. Une fois dans son cabinet, au premier étage, et la porte refermée, Tolomei dit :

— Monseigneur, si c’est pour un nouveau prêt, je crains que ce ne soit plus possible.

— Pourquoi ?

— Cher Monseigneur Robert, répliqua posément Tolomei, quand vous avez fait procès à votre tante Mahaut pour l’héritage du comté d’Artois, c’est moi qui ai payé les frais. Ce procès, vous l’avez perdu.

— Mais je l’ai perdu par infamie, vous le savez bien ! s’écria d’Artois. Je l’ai perdu par les intrigues de cette chienne de Mahaut… qu’elle en crève !… On lui a donné l’Artois, pour que la Franche-Comté, par sa fille, revienne à la couronne. Marché de coquins. Mais en vraie justice, je devrais être pair du royaume et le plus riche baron de France. Et je le serai, vous m’entendez Tolomei, je le serai !

Et, de son poing énorme, il frappait la table.

— Je vous le souhaite, dit Tolomei toujours calme. Mais en attendant, vous avez perdu votre procès.

Il avait abandonné ses manières d’église, et en usait avec d’Artois bien plus familièrement qu’avec l’archevêque.

— J’ai quand même reçu la châtellenie de Conches et la promesse du comté de Beaumont-le-Roger, avec cinq mille livres de revenus, répondit le géant.

— Mais votre comté n’est toujours pas constitué, et vous ne m’avez rien remboursé. Au contraire.

— Je n’arrive point à me faire verser mes revenus. Le Trésor me doit les arrérages de plusieurs années…

— … dont vous m’avez engagé une bonne part. Il vous a fallu de l’argent pour réparer les toitures de Conches et les écuries…

— Elles avaient brûlé, dit Robert.

— Bon. Et puis il vous a fallu encore de l’argent pour entretenir vos partisans en Artois…

— Et que ferais-je sans eux ? C’est grâce à ces féaux amis, à Fiennes, à Souastre, à Caumont et aux autres, que je gagnerai ma cause un jour, et les armes à la main s’il le faut… Et puis dites-moi, messer banquier…

Et le géant changea de ton, comme s’il en avait assez de jouer les écoliers qu’on semonce. Il prit le banquier par la robe, entre le pouce et l’index, et commença de le soulever, doucement.

— … Dites-moi donc… vous m’avez payé mon procès, mes écuries, mes partisans, soit. Mais n’avez-vous pas fait quelques bonnes petites recettes grâce à moi ? Qui donc vous a annoncé voici sept ans que les Templiers allaient être piégés comme lapins en garenne, et vous a conseillé de leur faire quelques emprunts que vous n’avez jamais eu à leur rendre ? Qui donc vous a averti des rognages de monnaie, ce qui vous a permis de mettre tout votre or en marchandises, que vous avez revendues avec un tiers de gain ? Hein ! Qui donc ?

Les traditions de la finance sont éternelles, et toujours la haute banque eut ses informateurs auprès des gouvernements. Le principal informateur de messer Spinello Tolomei était le comte Robert d’Artois, parce que celui-ci était l’ami et le commensal de Monseigneur le frère du roi, Charles de Valois, qui siégeait au Conseil étroit et lui racontait tout.

Tolomei se dégagea, défroissa le pli de sa robe, sourit, et dit, la paupière gauche toujours close :

— Je reconnais, Monseigneur, je reconnais. Vous m’avez quelquefois bien utilement renseigné. Mais hélas…

— Quoi, hélas ?

— Hélas ! Les bénéfices que vous m’avez fait faire sont loin de couvrir les sommes que je vous ai avancées.

— Est-ce vrai ?

— C’est vrai, Monseigneur, dit Tolomei de l’air le plus innocent et le plus profondément désolé.

Il mentait, et il était sûr de pouvoir le faire impunément, car Robert d’Artois, s’il était habile à l’intrigue, s’entendait peu aux calculs d’argent.

— Ah ! fit ce dernier, dépité.

Il se gratta la couenne, balança le menton de droite à gauche.

— Tout de même, les Templiers… Vous devez être bien content, ce matin ? demanda-t-il.

— Oui et non, Monseigneur ; oui et non. Depuis longtemps déjà ils ne faisaient plus tort à notre négoce. À qui va-t-on s’en prendre, maintenant ? À nous autres, aux Lombards, comme on dit… Le métier de marchand d’or n’est point facile. Et pourtant, sans nous, rien ne pourrait se faire… À propos, ajouta Tolomei, Monseigneur de Valois vous a-t-il appris si l’on allait encore changer le cours de la livre parisis comme je l’ai entendu assurer ?

— Non, non ; rien de tel… Mais cette fois, dit d’Artois qui suivait son idée, je tiens Mahaut. Je tiens Mahaut parce que je tiens ses filles et sa cousine. Et je vais les étrangler… crac… comme de malfaisantes belettes !

La haine lui durcissait les traits et lui dessinait un masque presque beau. Il s’était de nouveau rapproché de Tolomei. Celui-ci pensait : « Cet homme-là, pour sa vengeance, est capable de n’importe quoi… De toute façon, je suis décidé à lui prêter encore cinq cents livres…» Puis il dit :

— De quoi s’agit-il ?

Robert d’Artois baissa la voix. Ses yeux brillaient.

— Les petites catins ont des amants, et depuis cette nuit j’en sais les noms. Mais silence ! Je ne veux point donner l’éveil… pas encore.

Le Siennois se mit à réfléchir. On le lui avait déjà dit ; il ne l’avait pas cru.

— En quoi cela peut-il vous servir ? demanda-t-il.

— Me servir ? s’écria d’Artois. Mais voyons, banquier, vous imaginez la honte ? La future reine de France et ses belles-sœurs, pincées comme des ribaudes avec leurs freluquets… C’est scandale jamais ouï ! Les deux familles de Bourgogne sont plongées dans cette crotte jusqu’à la gueule ; Mahaut perd tout crédit à la cour ; les mariages sont dissous ; les héritages disparaissent des espoirs de la couronne ; je requiers alors reprise de mon procès, et je le gagne !

Il marchait de long en large et ses pas faisaient vibrer le plancher, les meubles, les objets.

— Et c’est vous, dit Tolomei, qui allez découvrir la honte ? Vous irez trouver le roi…

— Mais non, messer, pas moi. Moi, on ne m’entendrait pas. Quelqu’un d’autre de bien mieux désigné… Mais qui n’est pas en France… Et c’est précisément la seconde chose que je venais vous demander. Il me faudrait un homme sûr et peu voyant pour aller en Angleterre porter un message.

— À qui, Monseigneur ?

— À la reine Isabelle.

— Ah ! bah !… murmura le banquier.

Puis il y eut un silence, pendant lequel on n’entendit que les bruits de la rue.

— Il est vrai que Madame Isabelle ne passe pas pour chérir beaucoup ses belles-sœurs de France, dit enfin Tolomei qui n’avait pas besoin d’en entendre davantage pour comprendre comment d’Artois avait monté son complot. Vous êtes fort son ami, je crois, et vous fûtes là-bas il y a peu de jours ?

— J’en suis revenu la semaine passée, et j’ai été assez vite en besogne.

— Mais pourquoi n’envoyez-vous pas à Madame Isabelle un homme à vous, ou bien un chevaucheur de Monseigneur de Valois ?