— Mes hommes sont connus et ceux de Monseigneur de Valois aussi, dans ce pays où tout le monde surveille tout le monde ; on aurait tôt fait de me gâcher mon affaire. J’ai pensé qu’un marchand, mais un marchand en qui l’on puisse se fier, conviendrait mieux. Vous ne manquez pas de gens qui voyagent pour vous… D’ailleurs, le message n’aura rien qui puisse faire inquiéter le porteur…
Tolomei regarda le géant dans les yeux, médita un moment, puis, enfin, il secoua sa clochette de bronze.
— Je vais essayer de vous rendre encore une fois service, dit-il. La tenture s’écarta et le même jeune homme qui avait accompagné l’archevêque reparut. Le banquier le présenta.
— Guccio Baglioni, mon neveu, nouvellement arrivé de Sienne. Je ne crois point que les prévôts et sergents de notre ami Marigny le connaissent encore… Bien qu’hier matin, ajouta Tolomei à mi-voix en regardant le jeune homme avec une feinte sévérité, il se soit distingué par une belle prouesse au vu du roi de France… Comment le trouvez-vous ?
Robert d’Artois considéra Guccio.
— Joli garçon, dit-il en riant ; bien tourné, mollet sec, taille mince, yeux de troubadour. Est-ce lui que vous dépêcheriez, messire Tolomei ?
— C’est un autre moi-même, dit le banquier… en moins gros et en plus jeune. J’ai été comme lui, figurez-vous, mais je suis seul à m’en souvenir.
— Si le roi Edouard le voit, bougre comme on le connaît, vous risquez fort que ce jouvenceau ne vous revienne jamais.
Et, là-dessus, le géant partit d’un grand rire auquel se joignirent l’oncle et le neveu.
— Guccio, dit Tolomei, tu vas connaître l’Angleterre. Tu partiras demain à l’aube crevant ; tu te rendras à Londres chez notre cousin Albizzi…
— Albizzi, je connais ce nom, interrompit d’Artois. Ah ! Mais oui, c’est le fournisseur de la reine Isabelle…
— Vous voyez, Monseigneur… Donc tu te rendras chez Albizzi, et là, avec son aide, tu iras à Westmoutiers délivrer à la reine, et à elle seule, le message que Monseigneur va écrire. Je te dirai tout à l’heure plus longuement ce que tu devras faire.
— Je préférerais dicter, dit d’Artois ; je me sers mieux d’un épieu que de vos satanées plumes d’oie.
Tolomei pensa : « Et méfiant en plus, le gaillard ; il ne veut pas laisser de traces. »
— À votre guise, Monseigneur. Je vous écoute. Et il prit lui-même sous la dictée la lettre suivante :
« Madame,
Les choses que nous avions devinées sont véridiques et plus honteuses encore qu’il se pouvait croire. Je sais les personnes et les ai si bien découvertes qu’elles ne sauraient échapper si nous faisons hâte. Mais vous seule avez puissance assez pour accomplir ce que nous escomptons, et mettre terme par votre venue à tant de vilenie qui noircit moult l’honneur de vos parents. Je n’ai d’autre désir que d’être en tout votre serviteur de corps et d’âme. »
— La signature, Monseigneur ? demanda Tolomei.
— La voici, répondit d’Artois en sortant de sa bourse une énorme bague d’argent qu’il tendit au jeune homme. Il en portait une semblable au pouce, mais en or.
— Tu remettras ceci à Madame Isabelle ; elle saura… Mais es-tu sûr, troubadour, de te faire accorder audience dès ton arrivée ?
— Bah ! Monseigneur, dit Tolomei, nous ne sommes pas trop mal placés auprès des souverains d’Angleterre. Quand le roi Edouard est venu l’année passée, avec Madame Isabelle, il a emprunté à nos compagnies vingt mille livres que nous nous sommes associés pour lui fournir, et qu’il ne nous a pas encore rendues.
— Lui aussi ? s’écria d’Artois. À propos, banquier, et cette… première chose que je venais vous demander ?
— Ah ! Je ne vous résisterai jamais, Monseigneur, dit Tolomei en soupirant.
Et il alla prendre dans le coffre un sac qu’il remit à d’Artois en ajoutant :
— Cinq cents livres. C’est tout ce que je puis. Nous marquerons cela à votre compte, ainsi que le voyage de votre messager.
— Ah ! banquier, banquier, s’écria d’Artois, avec un grand sourire qui illumina son visage, tu es un ami. Quand j’aurai repris mon comté paternel, je ferai de toi mon argentier.
— J’y compte bien, Monseigneur, dit l’autre en s’inclinant.
— Et sinon, je t’emmènerai avec moi dans l’Enfer pour que tu m’achètes les faveurs du Diable.
Et le géant sortit, trop large pour la porte, en faisant sauter le sac d’or comme une balle dans sa paume.
— Vous lui avez encore donné de l’argent, mon oncle ? dit Guccio en hochant la tête avec réprobation. Vous aviez pourtant bien dit…
— Guccio mio, Guccio mio, répondit doucement le banquier (et maintenant il avait les deux yeux bien ouverts), rappelle-toi toujours ceci : les secrets des grands de ce monde sont l’intérêt de l’argent que nous leur prêtons. Dans ce même matin, Monseigneur Jean de Marigny et Monseigneur d’Artois m’ont donné sur eux des lettres de crédit qui valent plus que de l’or, et que nous saurons négocier en leur temps. Quant à l’or… nous allons en rattraper un peu.
Il resta pensif un instant et reprit :
— En revenant d’Angleterre, tu feras un détour. Tu passeras par Neauphle-le-Vieux.
— Bien, mon oncle, répondit Guccio sans enthousiasme.
— Notre commis de là-bas n’arrive pas à recouvrir une créance que nous avons sur les châtelains de Cressay. Le père vient de mourir. Les héritiers refusent de payer. Il semble qu’ils n’aient plus rien.
— Et comment faire, s’ils n’ont plus rien ?
— Bah ! Ils ont des murs, ils ont une terre, ils ont peut-être des parents. Ils n’ont qu’à emprunter ailleurs de quoi nous rendre. S’ils ne peuvent, tu vas voir le prévôt de Montfort, tu fais saisir, tu fais vendre. C’est dur, je sais. Mais un banquier doit s’habituer à être dur. Pas de pitié pour les petits clients, sinon nous ne pourrions plus servir les gros. À quoi penses-tu, figlio mio ?
— À l’Angleterre, mon oncle, répondit Guccio. Le retour par Neauphle lui paraissait une corvée, mais qu’il acceptait de bon gré ; toute sa curiosité, tous ses rêves d’adolescent étaient déjà tournés vers Londres. Il allait traverser la mer pour la première fois… La vie de marchand lombard était décidément une vie agréable, et qui ménageait de belles surprises. Partir, courir les routes, porter aux princes des messages secrets…
Le vieil homme contempla son neveu avec un air de profonde tendresse. Guccio était la seule affection de ce cœur rusé et usé.
— Tu vas faire un beau voyage, et je t’envie, dit-il. Peu de gens à ton âge ont l’occasion de voir autant de pays. Instruis-toi, fouine, furète, regarde tout, fais parler et parle peu. Prends garde à qui t’offre à boire ; ne donne pas aux filles plus d’argent qu’elles ne valent, et veille bien à te découvrir devant les processions… Et si tu croises un roi sur ton chemin, fais en sorte qu’il ne m’en coûte pas cette fois un cheval ou un éléphant.
— Est-il vrai, mon oncle, demanda Guccio en souriant, que Madame Isabelle est aussi belle qu’on le dit ?
II
LA ROUTE DE LONDRES
Certaines gens rêvent toujours de départs et d’aventures pour se donner, aux yeux des autres et d’eux-mêmes, des manières de héros. Puis, quand ils sont au milieu de l’affaire et qu’un péril survient, ils se mettent à penser : « Quelle sottise m’a donc poussé, et qu’avais-je besoin de venir me fourrer où je suis ? » C’était tout juste le cas du jeune Guccio Baglioni. Il n’avait rien tant désiré que de connaître la mer. Mais maintenant qu’il était dessus, il aurait payé fort cher pour être ailleurs.