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Ils partirent au milieu du jour.

Se souvenant des conseils de son oncle, Guccio fit parler son compagnon, qui d’ailleurs ne demandait que cela. Le signor Boccace semblait avoir beaucoup vu. Il était allé partout, en Sicile, en Vénétie, en Espagne, en Flandre, en Allemagne, jusqu’en Orient, et s’était tiré avec habileté de bien des aventures ; il connaissait les mœurs de tous ces pays, avait son opinion personnelle sur la valeur comparée des religions, méprisait assez les moines et détestait l’Inquisition. Il paraissait aussi s’intéresser aux femmes ; il laissait entendre qu’il en avait pratiqué beaucoup, et connaissait sur une foule d’entre elles, illustres ou obscures, de curieuses anecdotes. Il faisait peu de cas de leur vertu, et son langage s’épiçait, à leur propos, d’images qui rendaient Guccio songeur. Un esprit libre, ce signor Boccace, et tout à fait au-dessus du commun.

— J’aurais aimé écrire tout cela si j’avais eu le temps, dit-il à Guccio, toute cette moisson d’histoires et d’idées que j’ai récoltées au long de mes voyages.

— Que ne le faites-vous, signor ? répondit Guccio.

L’autre soupira, comme s’il avouait quelque rêve inexaucé.

— Trop tard… On ne devient pas clerc à mon âge, dit-il. Quand on a pour métier de gagner de l’or, après trente ans on ne peut plus rien faire d’autre. Et puis si j’écrivais tout ce que je sais, je risquerais d’être brûlé.

Cette marche au botte à botte avec un compagnon plein d’intérêt, à travers une belle campagne verte, enchanta Guccio. Il aspirait avec plaisir l’air printanier ; les fers des chevaux chantaient à ses oreilles une chanson heureuse, et il prenait aussi bonne opinion de lui-même que s’il avait partagé toutes les aventures de son voisin.

Au soir, ils s’arrêtèrent dans une auberge. Les haltes du voyage disposent aux confidences. Tout en buvant devant le feu des pichets de godale, forte bière épicée au genièvre, au piment et aux clous de girofle, le signor Boccace raconta à Guccio qu’il avait une maîtresse française, dont lui était né, l’an passé, un garçon baptisé Giovanni.

— On dit que les enfants nés hors mariage sont plus vifs et plus vigoureux que les autres, remarqua sentencieusement Guccio, qui avait quelques bonnes banalités à sa disposition pour nourrir la conversation.

— Sans doute Dieu leur fait-il des dons d’esprit et de corps pour compenser ce qu’il leur ôte d’héritage et de respect, répondit le signor Boccace.

— Celui-là, en tout cas, aura un père qui pourra lui apprendre beaucoup.

— À moins qu’il n’en veuille à son père de l’avoir mis au jour dans de si mauvaises conditions, dit le voyageur des Bardi.

Ils dormirent dans la même chambre. Au petit matin, ils reprirent la route. Des lambeaux de brume collaient encore à la terre. Le signor Boccace se taisait ; il n’était pas un homme de l’aube.

Le temps était frais, et le ciel s’éclaircit bientôt. Guccio découvrait une contrée dont la grâce le ravissait. Les arbres étaient encore nus, mais l’air sentait la sève, et la terre était déjà verte d’une herbe fraîche et tendre. D’innombrables haies découpaient les champs et les collines. Le paysage vallonné, ourlé de forêts, l’éclat vert et bleu de la Tamise aperçue du haut d’une côte, une meute filant à travers prés, suivie par des cavaliers, tout séduisit Guccio. « La reine Isabelle a un beau royaume », se disait-il.

À mesure que les lieues passaient, cette reine prenait de plus en plus de place dans ses pensées. Tout en accomplissant sa mission, pourquoi n’essaierait-il pas de plaire ? L’histoire des princes et des empires offrait maints exemples de choses plus étonnantes. « Pour être reine, elle n’en est pas moins femme ; elle a vingt-deux ans et son époux ne l’aime pas. Les seigneurs anglais ne doivent pas oser la courtiser, de peur de déplaire au roi. Tandis que moi j’arrive, je suis messager secret ; pour venir j’ai bravé la tempête… je mets un genou en terre, je la salue d’un grand coup de bonnet, je baise le bas de sa robe…»

Déjà il polissait les mots par lesquels il allait placer son cœur au service de la jeune souveraine blonde… « Madame, je ne suis point noble, mais je suis libre citoyen de Sienne, et je vaux bien mon gentilhomme. J’ai dix-huit ans, et ne connais pas de plus cher désir que celui de contempler votre beauté, et de vous faire offre de mon âme et de mon sang…»

— Nous voici bientôt arrivés, dit le signor Boccace.

Ils avaient atteint les faubourgs de Londres sans que Guccio s’en fût aperçu. Les maisons se rapprochaient le long de la route ; la bonne odeur de forêt avait disparu ; l’air sentait la tourbe brûlée.

Guccio regardait autour de lui avec surprise. Son oncle Tolomei lui avait annoncé une ville extraordinaire, et il ne voyait qu’une interminable succession de villages faits de masures aux murs noirs, avec des ruelles sales où passaient des femmes chargées de lourds fardeaux, des enfants en guenilles et des soldats de mauvaise mine.

Soudain, dans un grand concours de gens, de chevaux et de charrois, les voyageurs se trouvèrent devant le pont de Londres. Deux tours carrées en fortifiaient l’entrée, entre lesquelles, le soir, on tendait des chaînes et l’on fermait d’énormes portes. La première chose que remarqua Guccio, ce fut une tête humaine, toute sanglante, plantée sur l’une des piques qui hérissaient ces portes. Les corbeaux tournaient autour de ce visage aux yeux crevés.

— La justice du roi des Anglais a fonctionné ce matin, dit le signor Boccace. C’est ainsi que finissent ici les criminels, ou ceux qu’on dit tels pour s’en débarrasser.

— Curieuse enseigne pour accueillir les étrangers, dit Guccio.

— Une manière de leur faire connaître qu’ils n’arrivent point dans une ville de fleurette et de tendresse.

Ce pont était le seul qui fût alors jeté sur la Tamise ; il formait une véritable rue construite au-dessus de l’eau et dont les maisons de bois, pressées les unes contre les autres, abritaient toutes sortes de négoces.

Vingt arches de soixante pieds de haut soutenaient cet extraordinaire édifice. Il avait fallu près de cent ans pour le bâtir, et les Londoniens en étaient fort orgueilleux.

Une eau trouble bouillonnait autour des arches ; du linge séchait aux fenêtres ; des femmes vidaient des seaux dans le fleuve.

En comparaison du pont de Londres, le Ponte Vecchio, à Florence, ne semblait qu’un jouet, et l’Arno, auprès de la Tamise, qu’un ruisselet. Guccio en fit la remarque à son compagnon.

— C’est quand même nous qui apprenons tout aux autres peuples, répondit celui-ci.

Il leur fallut presque un tiers d’heure pour passer de l’autre côté, tant la foule était dense, et tenaces les mendiants qui les accrochaient par la botte.

En arrivant sur l’autre rive, Guccio aperçut, à main droite, la tour de Londres dont l’énorme masse blanche se détachait sur le ciel gris ; puis, à la suite du signor Boccace, il s’enfonça dans la Cité. Le bruit et l’agitation qui régnaient dans les rues, la rumeur des voix étrangères, le ciel plombé, la lourde odeur de fumée qui imprégnait la ville, les cris qui sortaient des tavernes, l’audace des filles effrontées, la brutalité des soldats braillards, surprirent Guccio.

Au bout de trois cents pas, les voyageurs tournèrent à gauche dans Lombard Street, où toutes les banques italiennes avaient leur établissement. Maisons de peu de mine sur l’extérieur, à un étage, deux au plus, mais fort bien entretenues, avec des portes cirées et des grilles aux fenêtres. Le signor Boccace laissa Guccio devant la banque Albizzi. Les deux compagnons de route se séparèrent avec beaucoup de chaleur, se félicitèrent mutuellement de leur amitié naissante, et se promirent de se revoir très vite, à Paris.