III
WESTMINSTER
Messer Albizzi était un homme grand, sec, au long visage brun, avec des sourcils épais et des touffes de cheveux noirs qui sortaient de dessous son bonnet. Il montra au visiteur une affabilité tranquille et seigneuriale. Debout, le corps serré dans une robe de velours bleu sombre, la main posée sur son écritoire, Albizzi avait l’allure d’un prince toscan.
Tandis que s’échangeaient les compliments d’usage, le regard de Guccio allait des hauts sièges de chêne aux tentures de Damas, des tabourets incrustés d’ivoire aux riches tapis qui couvraient le sol, de la cheminée monumentale aux flambeaux d’argent massif. Et le jeune homme ne pouvait s’empêcher de faire une évaluation rapide : « Ces tapis… quarante livres, sûrement… ces flambeaux, le double… La maison, si chaque chambre est à la mesure de celle-ci, vaut trois fois plus que celle de mon oncle. » Car pour se rêver ambassadeur secret et chevalier servant, Guccio n’en était pas moins marchand, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de marchands.
— Vous auriez dû embarquer sur un de mes navires… car nous sommes aussi armateurs… et prendre par Boulogne, dit messer Albizzi, et ainsi, mon cousin, vous auriez fait plus confortable traversée.
Il fit servir de l’hypocras, vin aromatisé qu’on buvait en mangeant des dragées. Guccio expliqua le but de son voyage.
— Votre oncle Tolomei, que j’estime fort, a été avisé de vous envoyer à moi, dit Albizzi en jouant avec le gros rubis qu’il portait à la main droite. Hugh Le Despenser est de mes principaux clients, et obligés. Nous allons par lui arranger l’entrevue.
— N’est-ce pas l’ami du cœur du roi Edouard ? interrogea Guccio.
— La maîtresse vous voulez dire, la favorite, le pique-bouquet du roi ! Non ; je parle de Hugh Le Despenser le père. Son influence est plus secrète, mais elle est grande. Il se sert habilement de la bougrerie de son fils, et si les choses continuent comme elles vont, il est en passe de commander au royaume.
— Mais, dit Guccio, c’est la reine qu’il me faut voir, non le roi.
— Mon jeune cousin, répondit Albizzi avec un sourire, ici comme ailleurs se trouvent des gens qui, n’appartenant ni à un parti ni à l’adverse, profitent des deux en jouant de l’un sur l’autre. Je sais ce que je puis faire.
Il appela son secrétaire et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu’il scella.
— Vous irez à Westmoutiers ce jour d’hui, après dîner, mon cousin, dit-il une fois qu’il eut expédié le secrétaire porteur du billet. Je pense que la reine vous donnera audience. Vous serez pour tous un marchand de pierres précieuses et d’orfèvrerie, venu exprès d’Italie et recommandé par moi. En présentant vos bijoux à la reine, vous pourrez lui remettre votre message.
Il alla vers un coffre, l’ouvrit, et en tira une grande boîte plate de bois précieux à ferrures de cuivre.
— Voici vos lettres de créance, ajouta-t-il.
Guccio souleva le couvercle. Des bagues, des agrafes et fermaux, des perles montées en pendentifs, un collier d’émeraudes et de rubis reposaient sur un lit de velours.
— Et si la reine voulait acquérir un de ces joyaux, que ferais-je ?
Albizzi sourit.
— La reine ne vous achètera rien directement, car elle n’a pas d’argent avoué, et l’on surveille sa dépense. Si elle désire une chose, elle me le laissera savoir. Je lui ai fait confectionner, le mois passé, trois aumônières qui me sont dues encore.
Après le repas, dont Albizzi s’excusa qu’il fût menu d’ordinaire mais qui était digne d’une table de baron, Guccio se rendit à Westminster. Il était accompagné d’un valet de la banque, sorte de garde du corps, taillé en buffle, et qui portait le coffret lié à sa ceinture par une chaîne de fer.
Guccio avançait, le menton levé, avec un grand air de fierté, et contemplait la ville comme s’il allait le lendemain en être propriétaire.
Le palais, imposant par ses proportions gigantesques, mais surchargé de fioritures, lui parut d’assez mauvais goût comparé à ce qui se construisait en Toscane, et particulièrement à Sienne, dans ces années-là. « Ces gens manquent déjà de soleil, et il semble qu’ils fassent tout pour empêcher de passer le peu qu’ils en ont », pensa-t-il.
Il arriva par l’entrée d’honneur. Les hommes du corps de garde se chauffaient autour de grosses bûches. Un écuyer s’approcha.
— Signor Baglioni ? Vous êtes attendu. Je vais vous conduire, dit-il en français.
Toujours escorté du valet qui portait le coffret à bijoux, Guccio suivit l’écuyer. Ils traversèrent une cour entourée d’arcades, puis une autre, puis gravirent un large escalier de pierre et pénétrèrent dans les appartements. Les voûtes étaient très hautes, étrangement sonores. À mesure qu’il avançait à travers une succession de salles glacées et sombres, Guccio s’efforçait en vain de conserver sa belle assurance, mais il avait l’impression de rapetisser. Il vit un groupe de jeunes hommes dont il distingua les riches costumes brodés, les cottes garnies de fourrure ; au flanc gauche de chacun brillait la poignée d’une épée. C’était la garde de la reine.
L’écuyer dit à Guccio de l’attendre et le laissa là, parmi les gentilshommes qui le considéraient d’un air narquois et échangeaient des remarques qu’il n’entendait pas.
Soudain Guccio se sentit gagné par une inquiétude sourde. Si quelque imprévu allait se produire ? Si dans cette cour qu’il savait déchirée d’intrigues, il allait passer pour suspect ? Si, avant qu’il n’ait vu la reine, on se saisissait de lui, on le fouillait, on découvrait le message ?
Quand l’écuyer, revenant le chercher, lui toucha la manche, il sursauta. Il prit le coffret des mains du serviteur d’Albizzi ; mais, dans sa hâte, il oublia que le coffret était attaché à la ceinture du porteur, lequel fut projeté en avant. La chaîne s’embrouilla. Il y eut des rires, et Guccio éprouva l’irritation du ridicule. Si bien qu’il entra chez la reine humilié, empêtré, confus, et qu’il se trouva devant elle avant même de l’avoir vue.
Isabelle était assise. Une jeune femme au visage étroit, au maintien raide, se tenait debout auprès d’elle. Guccio mit un genou à terre et chercha un compliment qui ne vint point. La présence d’une tierce personne augmentait son désarroi. Mais par quelle sotte illusion s’était-il figuré que la reine serait seule pour le recevoir ?
Ce fut elle qui parla.
— Lady Le Despenser, voyons les bijoux que nous porte ce jeune Italien, et si ce sont vraiment les merveilles qu’on dit.
Ce nom de Despenser acheva de troubler Guccio. Quel pouvait être le rôle d’une Despenser dans l’intimité de la reine ?
S’étant relevé sur un geste d’Isabelle, il ouvrit le coffret et le présenta. Lady Le Despenser, y ayant à peine jeté un regard, dit d’une voix brève et sèche :
— Ces bijoux sont fort beaux en effet ; mais nous n’en avons que faire. Nous ne pouvons pas les acheter, Madame.
La reine eut un mouvement d’humeur :
— Alors pourquoi votre beau-père m’a-t-il pressée de voir ce marchand ?
— Pour obliger Albizzi, je pense ; mais nous devons déjà trop à ce dernier pour acquérir encore.
— Je sais, Madame, dit alors la reine, que vous, votre époux et tous vos parents avez si grand soin des deniers du royaume qu’on pourrait croire que ce sont les vôtres. Mais ici, vous tolérerez que je dispose de ma cassette ou, à tout le moins, de ce qu’on m’en a laissé… J’admire d’ailleurs, Madame, que lorsqu’il vient au palais quelque étranger ou marchand, on éloigne toujours, comme par accident, mes dames françaises, afin que votre belle-mère ou vous-même me teniez une compagnie qui ressemble plutôt à une garde. J’imagine que si ces mêmes joyaux sont présentés à mon époux et au vôtre, ceux-ci en trouveront bien l’usage pour s’en parer l’un l’autre comme femmes ne l’oseraient point.