Ces paroles firent grand effet. Au nom de Marigny, le prévôt s’était troublé ; la famille se taisait, attentive, étonnée ; et Guccio se sentit comme grandi de deux pouces.
— Cressay est porté aux estimations du bailliage pour trois mille livres, répondit enfin le prévôt.
— Trois mille, vraiment ? s’écria Guccio. Trois mille livres, ce manoir de campagne, alors que l’hôtel de Nesle, qui est l’un des plus beaux de Paris et la demeure de Monseigneur le roi de Navarre, est inscrit pour cinq mille livres aux registres de la taille ? On estime cher dans votre bailliage.
— Il y a les terres.
— Le tout en vaut neuf cents, au mieux compté, et je le sais de source sûre.
Le prévôt avait au front, entourant l’œil gauche, une large tache de naissance couleur lie-de-vin. Et Guccio, tout en parlant, fixait cette envie, ce qui achevait de décontenancer le prévôt.
— Voulez-vous me dire maintenant, reprit Guccio, quelle est la taille de mutation ?
— Quatre sols à la livre, dans le bailliage.
— Vous mentez gros, messire Portefruit. La taille est de deux sols pour les nobles, en tous bailliages. Vous n’êtes pas seul à connaître la loi, nous sommes deux… Cet homme se sert de votre ignorance pour vous gruger comme un coquin, dit Guccio en s’adressant à la famille Cressay. Car il vient vous effrayer en vous parlant au nom du roi, mais il ne vous dit pas qu’il a les impôts et tailles en fermage, qu’il versera au Trésor ce qui est prescrit par les ordonnances, et que tout le surplus, il se le mettra en poche. Et s’il vous fait vendre, qui donc achètera, non pas pour trois mille, mais pour neuf cents, ou cinq cents, ou juste pour la dette, le château de Cressay ? Ne serait-ce pas vous, messire prévôt, qui auriez ce beau dessein ?
Toute l’irritation de Guccio, ses dépits, sa colère, trouvaient leur emploi et leur exutoire. Il s’échauffait en parlant. Il avait enfin l’occasion d’être important, de se faire respecter, de jouer les hommes forts. Passant allègrement dans le camp qu’il venait attaquer, il prenait la défense des plus faibles et se posait à présent en redresseur de torts.
Quant au prévôt, sa grosse face ronde avait pâli et seule son envie violette au-dessus de l’œil gardait une teinte foncée. Il agitait ses bras trop courts d’un mouvement de canard. Il protestait de sa bonne foi. Ce n’était pas lui qui tenait les comptes. On pouvait avoir fait une erreur… ses commis, ou bien ceux du bailliage.
— Eh bien ! Nous allons les refaire, vos comptes, dit Guccio.
En quelques instants, il lui démontra que les Cressay ne devaient pas, tout additionné, principal et intérêts, plus de cent livres et quelques sols.
— Alors, maintenant, venez donner ordre à vos sergents de délier les bœufs, de reporter le blé au moulin et de laisser en paix d’honnêtes gens !
Et, empoignant le prévôt par l’emmanchure, il l’amena jusqu’à la porte. L’autre s’exécuta et cria aux sergents qu’il y avait erreur, qu’il fallait vérifier, qu’on reviendrait une autre fois, et que, pour l’instant, on remît tout en place. Il croyait en avoir fini, mais Guccio le ramena vers le milieu de la salle, en lui disant :
— Et à présent, rendez nous cent septante livres. Car Guccio avait si bien pris le parti des Cressay qu’il commençait à dire « nous » en défendant leur cause.
Là, le prévôt s’étrangla de fureur, mais Guccio le calma vite.
— N’ai-je pas entendu tout à l’heure, demanda-t-il, que vous aviez déjà perçu, par le passé, deux cents et septante livres ? Les deux frères acquiescèrent.
— Alors, messire prévôt… cent septante, dit Guccio en tendant la main.
Le gros Portefruit voulut ergoter. Ce qui était versé était versé. Il faudrait voir aux comptes de la prévôté. D’ailleurs, il n’avait pas une telle somme sur lui. Il reviendrait.
— Mieux vaudrait que vous eussiez cet or en votre sac. Êtes-vous bien sûr de n’avoir rien récolté aujourd’hui ?… Les enquêteurs de messire de Marigny sont rapides, déclara Guccio, et votre intérêt vous commande de clore cette affaire sur-le-champ.
Le prévôt balança un instant. Appeler ses sergents ? Mais le jeune homme avait l’air singulièrement vif, et il portait une bonne dague au côté. Et puis il y avait les deux frères Cressay, solidement taillés, et dont les épieux de chasse étaient à portée de main, sur un coffre. Les paysans prendraient sûrement la cause de leurs maîtres. Mauvaise affaire dans laquelle il valait mieux ne pas s’aventurer, surtout si elle devait venir aux oreilles de Marigny… Il se rendit et, sortant une grosse bougette de dessous son vêtement, il compta le trop-perçu. Seulement alors Guccio le laissa partir.
— Nous nous souviendrons de votre nom, messire prévôt, lui cria-t-il sur la porte.
Et il revint, riant largement, en découvrant toutes ses dents qu’il avait belles, blanches et serrées.
Aussitôt la famille l’entoura, l’accablant de bénédictions, le traitant en sauveur. Dans l’élan général, la belle Marie de Cressay saisit la main de Guccio et y posa ses lèvres ; puis elle parut effrayée de ce qu’elle avait osé.
Guccio, enchanté de lui-même, s’installait à merveille dans son nouveau rôle. Il venait de se conduire selon l’idéal des preux ; il était le chevalier errant arrivant dans un château inconnu pour secourir la jeune fille en détresse, délivrer des méchants la veuve et les orphelins.
— Mais enfin, qui êtes-vous, messire, à qui nous devons tant ? demanda Jean de Cressay, celui qui portait barbe.
— Je m’appelle Guccio Baglioni ; je suis le neveu de la banque Tolomei, et je viens pour la créance.
Le silence se fit dans la pièce. Toute la famille s’entre-regarda avec angoisse et consternation. Et Guccio eut l’impression qu’on le dépouillait d’une belle armure.
Dame Eliabel se reprit la première. Elle rafla prestement l’or laissé par le prévôt et, montrant un sourire de façade, elle dit d’un ton enjoué qu’elle tenait avant toute chose à ce que leur bienfaiteur partageât leur dîner.
Elle commença de s’affairer, expédia ses enfants vers diverses tâches, puis, les réunissant à la cuisine, elle leur dit :
— Soyons sur nos gardes, c’est tout de même un Lombard. Il faut toujours se méfier de ces gens-là, surtout quand ils vous ont rendu service. Il est bien regrettable que votre pauvre père ait dû recourir à eux. Montrons à celui-ci, qui d’ailleurs a fort bonne mine, que nous n’avons point d’argent ; mais faisons en sorte qu’il n’oublie point que nous sommes nobles.
Par chance, les deux fils avaient, la veille, rapporté de la chasse assez de gibier ; on tordit le cou à quelques volailles, et l’on put ainsi accommoder les deux services à quatre plats que commandait l’étiquette seigneuriale. Le premier service fut composé d’un brouet d’Allemagne surmonté d’œufs frits, d’une oie, d’un civet de lapin et d’un lièvre rôti ; le second, d’une queue de sanglier en sauce, d’un chapon, de lait lardé et de blanc-manger.
Petit menu, mais qui tranchait toutefois sur l’ordinaire de bouillies de farine et de lentilles au gras dont la famille se contentait le plus souvent.
Tout cela prit du temps à accommoder. Du cellier, on monta de l’hydromel, du cidre, et même les dernières fioles d’un vin un peu piqué. La table fut dressée sur des tréteaux dans la grande salle, contre l’un des bancs. Une nappe blanche tombait jusqu’à terre, que les convives remontèrent sur leurs genoux, afin de pouvoir s’y essuyer les mains. Il y avait une écuelle d’étain pour deux. Les plats étaient posés au milieu de la table, et chacun y piquait avec la main.